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Carnets | Atelier

04 novembre 2019

C’est avec des idées embrouillées que l’odeur du café m’extirpe des bras de Morphée ; et si la première phrase qui me vient à l’esprit ce matin est : « L’univers est une illusion », je n’en suis pas plus rassuré pour autant. Car dans ce cas, comment parvenons-nous à maintenir si solidement cette illusion depuis tant d’années, de siècles, de millénaires ? Comment les règles que nous nous fixons — en maths, en géométrie, en physique, qu’elle soit quantique ou autre — continueraient-elles à produire des résultats à peu près toujours similaires ? Nous nous accrochons à des processus, à des « how to », par confort, par habitude, en imaginant que le résultat sera toujours le même. Dans le fond, je ne suis pas loin de penser que c’est parce que nous imaginons ce résultat à l’avance que les processus fonctionnent : ils ne seraient qu’un prétexte pour créer un chemin mental vers ce résultat attendu. L’univers est une illusion. Les Aborigènes d’Australie parlent du « Dream Time » depuis toujours. Leurs rituels n’ont rien à envier à nos formules mathématiques, à nos procédés modernes de fabrication de ce rêve que nous appelons naïvement « réalité ». Dans les rêves, il suffit de penser à une chose pour qu’elle advienne immédiatement, comme par magie. Dans les cauchemars aussi. Cependant, nous n’en savons guère plus sur le contrôle de nos rêves que sur la pseudo-réalité. Carlos Castaneda parlait d’un entraînement quotidien dont l’essentiel était de maintenir la conscience de ses mains pour s’enfoncer progressivement, habilement, dans le sommeil et les rêves. En maintenant cette « attention » farouchement sur un point focal facile — nos propres mains — nous obtiendrions, avec l’habitude, la régularité, et surtout la croyance que cela fonctionne, la possibilité de créer un pont entre ces deux états : l’éveil et l’endormissement ; qui, j’en suis persuadé désormais, ne sont rien d’autre que la même chose, sauf pour de très rares personnes. En réfléchissant à cela, et en établissant un parallèle avec le dessin, j’entrevois un écho à ce qu’évoque Castaneda. S’enfoncer dans un dessin, finalement, c’est aussi traverser la paroi poreuse des rêves et des pseudo-réalités. Hier, j’ai voulu tenter cette expérience : partir au hasard des traits, des lignes, avec mon crayon comme objet de concentration. Sans établir de processus compliqué, en partant juste de la contrainte du trait, de la hachure, plus ou moins épaisse, plus ou moins resserrée ou espacée. À un moment donné, je suis « tombé » dans le dessin tout entier sans savoir ce qu’il représentait : juste des vibrations de valeurs, des ondulations provoquées par le sens des hachures. Comme on utilise le rythme des tambours, on peut utiliser le son de la pointe du crayon comme signal auditif, comme source d’attention, pour pénétrer dans ce monde bizarre de traces qui, soudain, forme un univers à part entière. On peut alors comprendre que des forces qui n’ont rien à voir avec l’intellect classique exercent des pressions, des accélérations et des ralentissements, utilisant à la fois lourdeur et légèreté, pour résumer maladroitement. Le dessinateur devient comme une antenne, et la main prolongée du crayon devient cette partie mobile qui réagit aux informations captées. Voilà comment on peut vouloir atteindre un objectif — dessiner — et se retrouver sourcier, ébahi, par la cartographie d’un terrain étrange que l’on vient de « réaliser ». Le plus dur, le plus difficile, c’est de rester là. Sans doute y a-t-il encore dans mon sang ce virus familial, génétiquement implanté, « à l’insu de mon plein gré ». Tous les départs, toutes les fuites, tous les exils continuent à fabriquer des leucocytes et des globules blancs, et le programme créé par les anciens continue son errance par ce dernier maillon de la chaîne que je tente d’incarner. Rester devant la feuille à dessiner, fermer les écoutilles, ignorer le bruit du monde tout autour, exilé du brouhaha des réseaux sociaux, des foules allant par les rues, les routes, les chemins, vers leurs emplois du temps respectifs — dans une commune perte de temps, peut-être. C’est à la fois une chance et une malédiction qui s’empoignent sur le ring de l’instant, et que je n’arrive pas très bien à arbitrer. Accepter de s’asseoir, tout d’abord, peut prendre un moment. N’y a-t-il pas toujours un café à prendre ou à reprendre ? Une cigarette à allumer pour temporiser. Un chant d’oiseau qui distrait de l’inéluctable. Ou encore la chatte qui miaule pour que je lui concède sa ration de croquettes — pas plus de 50 grammes, attention ! Je ne veux pas d’objectif classique. Je ne veux pas faire un « beau dessin ». Les beaux dessins, j’en ai fait tellement qu’ils ne veulent plus rien dire désormais. Les beaux dessins sont frappés de mutisme, du gauche et de la droite, bing et bang ! Non ! Creuser plutôt l’intérieur de cette coquille de noix qui réalise le dessin. J’ai mis tous les prétextes habituels de côté : plaire et se faire aimer, au plus loin. La reconnaissance aussi, avec un sourire pathétique, comme on s’excuse de ne pas pouvoir continuer plus loin : que ça suffit, qu’il faut respirer pour vivre, qu’on étouffe, etc. En stand-by, tous les engagements feulent et grognent dans leurs cages. Aujourd’hui, j’ai une chose à réaliser : apprendre à rester là. À m’asseoir devant ma feuille de papier avec mon crayon, mon taille-crayon, ma gomme. Rester là pour dessiner. C’est tout. Stay here. Quand j’y repense, je me souviens de la difficulté à vider la maison de mon père. Il avait déjà prévu en bonne partie son départ. Ces derniers mois, il vivait quasiment comme un moine bouddhiste, avec presque rien. Mais quand même. Il aura fallu un gros camion pour tout déménager, et j’ai dû, avant cela, bazarder beaucoup de vieilleries, à contre-cœur, à la déchetterie la plus proche. Quand je repense à son enterrement non plus, il n’y avait pas grand monde. Il avait aussi fait pas mal de vide parmi ses connaissances, qu’elles soient professionnelles, amicales, familiales. Moins de dix personnes l’accompagnèrent à la fin et voilà : toute une vie, et un enterrement presque clandestin. Évidemment, j’ai conservé tout un tas de choses de la maison de mon père : des souvenirs, des meubles, certains tableaux qu’avait peints ma mère, des papiers, des livres. Tout cela m’envahit désormais. J’en ai mis au grenier, à l’étage de l’atelier aussi. Et il m’a toujours paru nécessaire de conserver ces choses, tout simplement parce que si je les avais vendues ou jetées, je serais devenu le dernier des traîtres, des salauds. J’aurais tué mes parents ; je m’en serais débarrassé moi-même une seconde fois, avec la frayeur larvée que ce fût la dernière. Mais non, dans le fond, c’est bien pire que tout ce que j’ai pu imaginer. Comme chez Kafka : un cadavre ne cesse de grandir à l’intérieur d’une pièce, jusqu’à tout remplir. Peut-être que, pour dessiner tranquillement, je devrais m’occuper de ça vraiment : louer un camion et aller décharger tout ça dans la déchetterie la plus proche. Les tuer une dernière fois — mais alors là, une bonne fois, sans hésitation.|couper{180}

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03 novembre 2019

Entre la tête censée rester froide et le cœur censé rester chaud, il arrive que tout se brouille : les informations circulent mal, parasitées par une sorte de météo intérieure. Quand l’une prend le pas sur l’autre, quelque chose de glacial se propage, et les états comme les êtres basculent vers l’insensé. Au sommet du calcul et de la stratégie, on tombe vite sur le mépris : mépris de la vulnérabilité, mépris de la faiblesse. Les déceptions, les manques, les rages, les rancunes finissent par refroidir les échanges ; la politesse devient un congélateur, et le ridicule qui en sort ne produit plus qu’un rire amer. Ce matin, je me surprends à tourner en rond autour de l’axe taré de mes envies. Je me dis : il suffirait d’actions logiques, de listes, d’un peu de méthode propulsée par l’intérêt, par le désir, pour refondre ce gloubi-boulga en stratégie et sortir de l’austérité où je vis depuis un moment. Et puis je remercie presque malgré moi ma bonne fée perpétuelle : l’inertie, qui m’a souvent sauvé autant des victoires que des défaites communes. J’ai toujours pensé que lorsqu’il n’y a que deux options, il faut en inventer une troisième, coûte que coûte. Je me demande si cette troisième voie, je ne la cherche pas depuis toujours : l’équilibre entre la tête et le cœur. La passion, chez moi, ne rencontre pas de limite. Je plonge, je m’engouffre : écriture, photographie, peinture, femmes — même mécanisme, même excès. Et je n’ai longtemps su dire que ça : c’est plus fort que moi. Maîtriser ses passions m’a toujours paru une ineptie, proposée à ma « nature ». Mais quelle est-elle, cette nature ? Quand je regarde les enfants, je vois la même absence de frein, la même spontanéité à dessiner, à peindre : vive, libre, sans entrave. Il me faut l’admettre : à presque soixante ans, je ne suis qu’un enfant mal sevré — et je serais tenté de m’en plaindre si une joie bizarre, en moi, ne contredisait pas aussitôt la plainte. Alors remonte une image, du fond de mon iconographie intime : Christophe de Lycie. Dans certains récits anciens, on parle d’un être à tête de chien, monstre et anthropophage, qui, par le baptême, devient christophorus ; puis l’Occident remplace peu à peu la tête de chien par un enfant porté. Syncrétisme, retournement, métamorphose : une figure qui dit peut-être ceci — que nous portons tous un enfant sur nos épaules, et que l’adulte n’est souvent qu’un corps chargé d’assurer la traversée. Et si c’était cela, au fond, l’équilibre que je cherche : tenir ensemble la force et la douceur, la cervelle et le cœur, sans les laisser se geler l’un l’autre. De tous temps, des sages, des artistes, des érudits ont cherché un signe pour dire cette jonction ; sans bénitier ni morale, simplement un symbole. Ce matin, je tombe sur cette idée comme sur une croix plantée au bord du chemin. Cette envie de dessiner que je retiens depuis si longtemps, avec toute la force de mon inertie, n’importe qui d’autre que moi pourrait en rire. J’en ai ri aussi, bien sûr, puis le rire s’est épuisé ; après le désespoir, après la vanité, j’ai vu une petite lueur. Alors j’ai décidé de repartir, d’aller dans le “bon” sens — c’est-à-dire, évidemment, dans le sens contraire de celui où tout le monde s’engouffre : au lieu d’aller vers l’extérieur, retourner vers l’intérieur, et descendre plus bas encore, là où une ligne, un point, une forme ne demandent aucun écho. Je pense à une chambre d’hôtel, à une table, à une mine de plomb, à cette lumière sans qualité qui tombe sur le papier. Tout est silencieux, presque sidéral : masses, vides, pleins, comme des galaxies à peine visibles au premier regard. Il faudrait remonter la ligne ténue des leçons bien apprises, retrouver la maladresse, la vie, le mouvement — et sortir du tombeau des habitudes, étonné, non pas d’être sauvé, mais simplement de respirer à nouveau.|couper{180}

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02 novembre 2019

On confond souvent la simplicité et la facilité, et je crois que c’est une erreur grossière. Le simple, quand il est vraiment simple, est rarement tombé du ciel : il vient d’un labeur, de tests, d’essais ratés, d’heures passées à éliminer ce qui encombre. La confusion tient à une habitude : on cherche la ligne droite entre deux points, on nous l’apprend partout, à l’école, au travail, dans la vie courante. Alors on ouvre Maps, on voit l’autoroute, et on conclut : ce sera plus vite. Sauf que ce n’est pas toujours vrai. Sur l’autoroute, tout le monde a eu la même idée ; le trafic est dense, les ralentissements se multiplient, le risque d’accident augmente, les arrêts “rapides” s’ajoutent (café, toilettes, essence), et tu payes en plus ton trajet. Les routes secondaires, elles, demandent un autre comportement : la vitesse y devient absurde ; ce qui compte, c’est l’attention, l’orientation, le sens du relief, la capacité à décider. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai lancé le GPS pour finir par corriger moi-même la trajectoire : non pas pour “faire malin”, mais pour la rendre plus simple, plus fluide, plus respirable. Cela ne vient pas en un trajet : il faut des jours, des semaines, parfois des mois, pour commencer à connaître les contours d’une région, les limites d’une route, la qualité d’un passage. Quand je devais aller à Romans, je prenais l’autoroute et je mettais une heure à une heure trente selon le trafic, et le soir je recommençais, harassé. Le jour où j’ai regardé la carte autrement, j’ai compris qu’il existait plusieurs chemins, plusieurs variantes, parfois des petites routes presque invisibles ; j’ai essayé, j’ai comparé, j’ai changé d’itinéraire chaque semaine, puis j’ai ajouté un critère auquel je ne pensais pas : la qualité réelle de la route, sa largeur, la facilité de croiser un autre véhicule sans se mettre au fossé. Ce que j’ai compris, c’est que “simplifier” demande souvent de passer du temps à expérimenter, à observer, à ajuster. Et surtout, le moteur n’est pas forcément le gain de temps : le moteur, c’est l’intérêt qu’on porte à ce qu’on fait, même quand il s’agit seulement d’aller d’un point A à un point B. Cet intérêt produit du plaisir tout de suite, pas seulement à l’arrivée ; il recharge, il soutient, il rend la démarche vivante. C’est peut-être ça, au fond, la beauté de la recherche de simplicité : elle demande un effort, mais elle fabrique une forme de joie en chemin. Alors oui, le simple est “difficile” parce que peu de gens acceptent la démarche pour le trouver, et parce qu’on confond le simple, le facile, et l’évident. On dit que l’argent ne fait pas le bonheur, mais qu’il y contribue ; c’est une formule pratique, et presque vide, tant qu’on ne précise pas ce qu’on met derrière “bonheur”. Pour certains, ce sera l’avoir ; pour d’autres, l’être ; et chez chacun de nous, ça se mélange, ça bouge, ça se contredit. Je repense à des périodes à Paris où je n’avais pas d’argent, pas seulement parce que je n’avais pas de travail, mais parce que je ne voulais plus me louer pour des clopinettes : je refusais les travaux insipides, je refusais le compromis, par orgueil, par fierté, par imagination, peu importe. J’ai touché le plancher de la pauvreté. À la fin des marchés autour de chez moi, j’arrivais avec un sac plastique pour ramasser les légumes et les fruits abandonnés après la vente ; il fallait aller vite, parce que je n’étais pas le seul à avoir eu l’idée, et parce que la voirie nettoyait avec un zèle féroce à l’heure du déjeuner. Au début, j’avais honte : je me cachais quand une femme approchait, derrière des cagettes, derrière un poteau, ou je baissais les yeux pour ne pas croiser un regard. Et puis j’ai commencé à regarder cette honte comme un problème en soi : une culpabilité qui mange les journées. À cette époque, je voulais être un grand écrivain ; je dévorais les Américains — Miller, Dos Passos, Kerouac, Steinbeck, Hemingway, Capote — et je me persuadais qu’il fallait vivre des situations extrêmes pour fabriquer la matière de futurs livres. Ma solitude choisie m’avait donné une famille imaginaire : ces romanciers étaient des pères, des frères, des amis ; je traquais dans leurs textes un signe qui m’aurait été destiné, et j’en trouvais forcément, comme on voit partout la voiture qu’on veut acheter. J’ai même écrit des pages “à la manière de”, persuadé de comprendre leur esprit au point de devenir eux. Au fond, je m’inventais comme personnage : un homme qui pouvait tout traverser, y compris la faim, sans perdre une plume, parce que l’écriture transformait tout en substance. Je croyais être heureux, et je croyais faire quelque chose d’utile de ma vie ; j’avais poussé l’écriture à la hauteur d’un sacerdoce, et une foi un peu imbécile me faisait léviter au-dessus des fruits pourris et des ordures des marchés. Tant qu’on est seul, on peut s’imaginer le bonheur et s’y enfermer comme dans un mensonge solide. La vie m’en a sorti quand j’ai rencontré M. La relation a duré une dizaine d’années ; elle a brisé une grande part de mes croyances sur l’art, l’amour, la responsabilité — toutes ces choses que je n’avais jamais voulu regarder en face. Il a fallu revenir dans le rang, gagner de l’argent pour le foyer ; au début, je jouais volontiers le rôle de l’homme normal qui prend ses responsabilités. Je désirais tellement être heureux que je me voilais les yeux : je faisais semblant. Avoir un logis, de l’argent, des obligations, chassait peu à peu l’être “merveilleux” que j’avais aperçu en moi, et l’écrivain s’éloignait, faisant parfois un petit signe avant de disparaître dans les couloirs du quotidien. J’ai brûlé des carnets pour exorciser ce démon que je croyais responsable de mon malheur ; ça n’a rien résolu. Les années ont passé, rudes, et je n’étais toujours pas heureux ; le constat réveillait en moi une violence : déprime, mélancolie, agacement, colères noires. Je me reprochais tout : impuissance, lâcheté, défaite. Et pourtant une force continuait à vouloir exister, à vouloir s’exprimer ; j’ai fini par comprendre que je n’avais pas à la vaincre, mais à l’accepter. J’ai tout quitté, encore une fois, pour me retrouver seul ; j’ai tenté de reprendre des romans, blocage complet. Alors je me suis tourné davantage vers la peinture : j’ai fermé les carnets, j’ai peint, et l’énergie est revenue par saccades. Je vivais à l’hôtel ; le soir, je marchais en ville, juste pour voir des gens, sans parler, et ça me faisait du bien. Je travaillais un peu, juste assez pour subvenir au nécessaire, et je retrouvais une joie simple : je pouvais créer. J’aurais pu rester longtemps dans cette liberté — la térébenthine, la fatigue, l’impression d’être vivant — mais la vie m’a poussé ailleurs, et si j’ai accepté ces aventures, c’est que je n’étais pas si sûr que je le croyais de ce que je voulais vraiment. J’ai oscillé toute mon existence entre deux pôles : être et avoir, liberté et prison, richesse et pauvreté, écriture et peinture. Avec le recul, je vois même une chance dans cette instabilité : ne pas s’être figé, ne pas s’être installé dans un ennui à la poursuite d’une chimère unique. Les chimères ont leur utilité, elles poussent, elles éclairent, elles trompent ; et peut-être qu’on apprend avec elles. Ce que je crois aujourd’hui, c’est que le bonheur n’est ni dans l’être ni dans l’avoir : il se fabrique, il se recrée. Et que l’argent, qu’on en ait beaucoup ou peu, n’est qu’un paramètre parmi d’autres — rarement le cœur.|couper{180}

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Rebaptiser la torture

« De 1816 à 1910, l'Académie siégeait le mardi et le jeudi. Depuis 1910, elle ne se réunit plus qu'une fois par semaine, le jeudi, à 15h, en privé, sur un ordre du jour établi chaque semaine par le Secrétaire perpétuel, présent au bureau à toutes les séances ordinaires ou solennelles de la Compagnie. » Dommage puisque nous sommes vendredi et qu'il faudra sans doute attendre la semaine prochaine et une ou deux vies encore pour que je participe aux choix des mots du dictionnaire en tant qu'académicien. Car ce matin j'ai été réveillé par une association étrange de deux mots et dont l'incongruité continue toujours à faire son chemin. Torture et distraction. Car dans le fond ce que je fais en ce moment n'est rien d'autre que de me soumettre à la question dans l'élaboration des tâches que j'ai choisies de réaliser quotidiennement. Car dans le fond pour fuir généralement ce plan bien établi, je n'ai rien d'autre que de lui opposer la distraction. Et je me suis soudain demandé si cette façon de fonctionner entre le travail et la distraction n'était pas une sorte de modèle imposé plus ou moins consciemment par notre belle société moderne. Dans l'ordre « normal » des choses la distraction serait une récompense méritée après une tâche rondement menée. Il serait invraisemblable que l'on commençât sa journée par la distraction et pourtant combien de fois l'ai-je fait ? Pas assez de doigts pour compter toutes ces journées avortées dans l'œuf d'autruche du plaisir débridé autant que destructeur de la distraction. Et c'est pour moi une véritable torture de constater à quel point la distraction, à chaque fois que j'y replonge puis en émerge, me procure une amertume formidable. Les exemples sont nombreux, les tentations infinies. Que ce soit par les réseaux sociaux, la chaise ou la banquette qui me fait un clin d'œil dans l'atelier, la télévision à l'heure de la sieste, un article de magazine qui m'attire soudain : Tout est bon alors pour fuir l'ordre normal des choses prévues et que la réalisation de celles-ci se reporte plus ou moins vers la Saint-Glinglin, quand les cloches sonneront, la semaine des quatre jeudis, aux calendes grecques, et quand les poules auront des dents. Une vraie torture que cette perpétuelle distraction, tu ne crois pas ? D'ailleurs il ne faut pas être expert en linguistique pour comprendre le sens de ce mot : une double traction, un écartèlement ni plus ni moins provoqué par deux forces vives de l'univers : le mouvement et l'inertie. Avec la société des loisirs, la naissance des congés payés, les vacances à tout bout de champ, la télévision, et désormais internet avec les smartphones, les tablettes, les ordinateurs de tout poil, la distraction s'est élevée comme une sorte de nécessité absolue. Les marchands ont très vite compris le bénéfice qu'ils pourraient tirer de celle-ci et nous la vendent à tour de bras désormais. Ils nous la vendent parce que nous la demandons tout simplement. On peut se plaindre d'un tas de choses et de l'absurdité des programmes télévisuels notamment, de l'étrange balai que l'on observe désormais de ces foules qui marchent avec le regard rivé sur des lumières bleutées dans la nuit noire de la distraction générale, mais il ne faut pas l'oublier, cette nuit obscure est en chacun de nous depuis l'origine. Sans doute avons-nous inventé un bourreau 3.0 sans bien comprendre ce que nous faisions. Vivement jeudi prochain dans cette vie ou une autre pour que j'apporte ma petite pierre à l'édifice de la langue. Il serait grand temps de changer le mot « torture » par « distraction ».|couper{180}

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1er novembre 2019

1er novembre 2019 — Fragments Quatre fragments écrits le même jour. Même malaise, mêmes mots qui reviennent (peur, discipline, volonté, fuite) et, malgré tout, une trajectoire : chercher une forme qui tienne. 1) Discipline Encore un mot qu’il me faut sonder de bonne heure, avant tout le reste : discipline. Voilà ma discipline, si l’on veut. Je suis assis à la table de la cuisine. Le café refroidit. La lumière est grise. La chaise craque quand je bouge. J’ai ouvert un cahier, j’ai posé un stylo, mais je n’ai encore rien écrit. Je prépare surtout mon évitement. Discipline : velours et bure. Promesse d’un confort moral — « je tiens » — et menace d’austérité — « je m’y plie ». Je pense à tout ce que ce mot traîne : la routine, le droit chemin, la punition. Et je sens monter cette répulsion physique, comme si le mot avait un son de verrou. Je n’ai jamais eu de discipline ; ou alors je l’ai tenue à distance. Je ne supporte pas qu’on la prononce : elle me ramène un vieux monde. Les consignes. Les regards. Les punitions qu’on appelle « éducation ». Je serre la mâchoire et je regarde le cahier comme on regarde un juge. Et pourtant, je l’envie. J’aimerais savoir exactement quoi faire : me lever à la même heure, m’asseoir, écrire une page, puis arrêter — sans discuter. J’aimerais être ce gosse appliqué qui tire un peu la langue, non par peur, mais par concentration ; ce plaisir simple d’obéir à une règle qu’on s’est donnée. Je cherche des mots de remplacement, comme on change l’étiquette pour avaler le médicament : fouet, pénitence, contrainte, obéissance, police… Ils ont tous un goût métallique. Et puis je tombe sur l’autre mot, celui qui fait tout passer : ART. Le café est froid, et je n’ai toujours rien écrit. N’ai-je pas mis toutes mes billes dans ce mot-là, depuis des années ? N’ai-je pas appelé « art » ce qui me permettait surtout de tenir debout, de me donner une raison, une excuse, une noblesse ? Alors l’hypothèse arrive, simple et désagréable : si l’art n’était, pour moi, qu’une discipline maquillée ? Une manière plus présentable de me tenir au fouet ? Et si, dans le fond, je n’étais rien d’autre que ce mystique qui se flagelle — simplement parce qu’il a trouvé un mot acceptable pour le faire ? 2) Peur et méthode Plus tard, chez Sylvie et Alain, je vois la peur à l’œuvre autrement : non pas comme un vertige, mais comme un système. Cela fait un an que je n’ai pas revu Sylvie et Alain. Nous avons sympathisé lors d’une exposition que j’avais organisée à l’atelier ; puis nous avons échangé nos coordonnées et, depuis, nous nous invitons une fois l’an pour un apéro dînatoire. Alain, ancien ingénieur fraîchement retraité, ne supporte pas le désordre. Au second whisky, Sylvie nous apprend qu’il aligne lui-même ses chaussettes dans un grand tiroir, puis les caleçons, comme par rayon : « on se croirait dans un magasin », dit-elle. Je le vois faire avec la serviette posée sur la table basse : il la replie, la pousse d’un centimètre, recommence. Il suit un plan invisible. Tout ce qui n’est pas à l’équerre le met mal à l’aise ; les diagonales semblent l’agresser. Au troisième whisky, l’air s’est réchauffé. Je lui demande d’où lui vient ce besoin d’ordre, et s’il a un lien avec sa carrière. Alain a travaillé dans l’informatique. Il construisait des logiciels pour alléger les tâches humaines : prévoir, réduire, automatiser. Normalement, avec ma dépression d’automne, je devrais sentir une pointe de lassitude — ou de jalousie — devant ce couple à l’aise. Je devrais leur chercher des défauts, sous leur sympathie. Mais non. Je les trouve touchants. Je pense à ce qu’ils ont dû bâtir : les années, les concessions, les enfants élevés, les inquiétudes tenues à distance. Je les imagine avançant vers la retraite avec une sérénité — qui, de mon côté, n’est pas vraiment au programme. Et c’est là que quelque chose se déplace : je comprends qu’Alain a fait de sa peur une méthode. À force de craindre le désordre, il a appris à cartographier les risques, à poser des garde-fous, à se donner une chance que les choses tiennent. Cette idée me renvoie à mon père. Élevé par un militaire de carrière, j’ai grandi avec une notion de courage : rester prêt, imaginer le danger surgir de partout. Mais chez mon père, la prévoyance n’avait rien d’une méthode tranquille. Elle était collée à une fatalité, à une peur sans objet précis. Et dès qu’un détail déviait du prévu, la colère arrivait, brutale. Moi, devant cette peur permanente et devant le hasard qu’on ne dompte pas, j’ai choisi l’inverse : foncer. J’ai abandonné tôt l’idée de me protéger correctement. Je me suis dit que c’était du courage — mais c’était aussi une peur, simplement tournée autrement. Ma peur, au fond, n’était pas celle du danger. C’était celle de passer à côté. Mourir sans rien avoir fait de cette vie. Pas « réussir » au sens financier, non : plutôt voir, comprendre, apprendre, traverser le monde, éprouver le réel, la mécanique des gens. Quand je regardais la plupart des existences, j’y voyais une architecture de peurs. Et moi, je jugeais. Comme si j’étais au-dessus, alors que j’étais juste ailleurs. Aujourd’hui, je vois les choses plus simplement : la peur est un matériau. Qu’elle s’appelle ordre, hasard, solitude ou échec, elle dessine nos vies, qu’on le veuille ou non. 3) Volonté, impuissance, fuite Rentré à moi-même, c’est la volonté qui manque — et tout repart en boucle. Il ne faudrait sans doute pas trop réfléchir pour mettre en place quoi que ce soit. Il faudrait retrouver la naïveté des gamins, leur innocence, et s’armer d’une volonté inébranlable. C’est là que tout se casse la figure chez moi. Cette absence de naïveté, je l’appelle lucidité — par arrangement. Mais à bien y regarder, cette lucidité n’est qu’une gaminerie : une excuse pour expliquer, justifier mon manque chronique de volonté. De là à une sensation d’impuissance, il n’y a qu’un pas, et je le franchis plusieurs fois par jour. Ce qui est insupportable, c’est la volonté de vouloir acquérir de la volonté. Le désir même devient une contrainte, et la contrainte se retourne contre moi. Ça m’échappe, et ça me révolte. C’est comme ce glaçon dans le whisky : on n’en voit qu’une partie. J’ai beau soulever le verre, le mettre au-dessus de ma tête, le regarder par-dessous, je ne fais que déplacer l’angle. Le bloc reste là, intact, et la boisson se dilue. Alors, plus d’une fois, je n’ai eu d’autre choix que la fuite : la colère, la révolte, la destruction. Tout vaut mieux que ce constat d’impuissance posé devant soi comme un objet. Avec les années, j’ai même mis mon intelligence au service de cette fuite : j’ai généralisé mon impuissance à l’humanité entière. Nous avons beau échafauder des plans, nous finissons tous au même endroit : la mort. Et puis, un matin, le doute revient autrement. On se demande si le sens est le bon. Si cette culpabilité qu’on porte — sur soi, en soi — n’est pas seulement un constat égoïste, mais une tentation plus vaste : se rêver « martyr du monde », épouser la souffrance humaine pour ne plus avoir à regarder sa propre incapacité d’agir. À ce moment-là, une issue s’ouvre — et c’est encore une fuite. Une sortie par le haut. On se donne une mission, une doctrine, un vocabulaire. On parle au nom de quelque chose de plus grand que soi. Et, soudain, l’absence de volonté cesse d’être un défaut : elle devient un destin. 4) Nuit étoilée, profondeur, sortie Le même jour, il suffit parfois de lever les yeux : le ciel remet tout en place, et relance tout. N’est-ce pas un rêve qui se transmet depuis la nuit des temps ? Cette nuit étoilée que l’œil contemple avec admiration — et avec une angoisse très simple : celle d’être minuscule. La profondeur du ciel te renvoie à ta petitesse : ton corps, ton esprit, cette place étroite sur la terre, et tout ce que tu t’inventes pour supporter l’idée de finir. Et puis, par une alchimie que je ne maîtrise pas, cette profondeur bascule parfois : du ciel vers la grotte, de l’immense vers le proche, du cosmique vers l’intime. Comme si le vertige avait besoin d’un équivalent dans la chair. Le temps d’un soupir. Le temps d’un rêve. Il y a dans ce mouvement une envie folle : mourir et renaître plus vite que notre conscience ne relie les faits. Couper le raisonnement. Retrouver un passage. Mais peut-on encore se satisfaire, aujourd’hui, de la vieille mise en scène qui a longtemps organisé ce passage : l’homme d’un côté, la femme de l’autre, les deux pris dans un rôle, comme instruments d’un rituel censé donner accès à « quelque chose » — au sacré, à ce qu’on n’explique pas ? Ce que je vois, c’est surtout un déplacement : on ne veut plus être assigné à une place. Ni être regardé à travers un mythe. Ni servir de décor à la peur ou au désir de l’autre. Et ce déplacement est juste. Il est nécessaire. Il répare. Mais il laisse aussi une question à nu : qu’est-ce qui, dans le monde ancien, s’appelait « mystère » et n’était, en vérité, qu’une manière de ne pas regarder en face ? Une manière d’embellir l’ignorance, de donner un prestige à la domination ? Dans le même temps, les mots se durcissent. Les médias répètent, comptent, nomment : « féminicide ». Le mot n’est pas beau, il n’a pas à l’être. Il coupe. Il désigne. Il force à voir. Et il indique une corrosion — pas seulement de la morale, pas seulement de la bienséance, mais une corrosion plus profonde : celle du lien, celle du regard, celle de ce qui empêche l’autre d’être un autre. Alors oui, la parité est juste. Je ne la discute pas. L’injustice réclame réparation. Ce qui m’inquiète, si je suis honnête, ce n’est pas la « fin du mystère » au sens romantique. C’est autre chose : que nous remplacions un aveuglement par un autre. Que nous croyions qu’en corrigeant les positions, tout sera réglé — alors que le cœur du problème est ailleurs : dans la violence, dans le désir de contrôle, dans la façon dont on supporte (ou non) la liberté de l’autre. Et pourtant, le ciel est toujours là. La nuit étoilée recommence. La profondeur recommence. Il restera peut-être des rêveurs d’un nouveau genre, non pour regretter l’ancien monde, mais pour apprendre à désirer sans mythe, à aimer sans rôle, à regarder sans posséder — et à laisser au mystère sa vraie place : non pas comme un voile, mais comme une limite, saine, de notre compréhension.|couper{180}