L'Imaginaire du Bouc Émissaire : comment la confusion judaïté/sionisme dévore nos récits collectifs

L’Imaginaire du Bouc Émissaire : comment la confusion judaïté/sionisme dévore nos récits collectifs
« Aux sources mythologiques de l’antisémitisme contemporain »

Illustration : Lithographie pour la Légende du Juif errant, de Gustave Doré.Bnf, Les Essentiels


Ouverture : La métamorphose des vieux démons

L’imaginaire n’est pas seulement le domaine des anges et des chimères ; il abrite aussi nos démons les plus anciens. Aujourd’hui, en France, nous assistons à une métamorphose inquiétante : le vieux fantasme du « juif errant » se recycle en « sioniste mondialiste ». Les mêmes peurs, les mêmes haines, revêtent des habits neufs. Cet article ne parlera pas de géopolitique, mais de mythologies – de ces récits qui, comme l’écrivait George Steiner, « en disent plus long sur ceux qui les portent que sur ceux qu’ils prétendent décrire ».

La question n’est pas de savoir si l’on est « pour » ou « contre » Israël, mais pourquoi l’imaginaire collectif français a besoin, aujourd’hui encore, d’une figure sacrificielle. Pourquoi le juif – ou son avatar moderne, le « sioniste » – reste-t-il le réceptacle de nos angoisses identitaires ?


I. L’imaginaire antisémite, une constante anthropologique

Le juif, dans l’imaginaire occidental, incarne une figure de l’entre-deux. Au Moyen Âge, il était celui qui n’était ni tout à fait d’ici, ni tout à fait d’ailleurs – suspecté de double allégeance, de pratiques occultes, de pouvoirs cachés. Aujourd’hui, la structure narrative persiste : on lui reproche d’être « trop français » ou « pas assez français », « trop loyal » ou « trop cosmopolite ».

Cette plasticité mythologique est frappante. Hier, on accusait les juifs de boire le sang des enfants chrétiens ; aujourd’hui, on leur prête le contrôle des médias et de la finance mondiale. La forme change, mais le fond demeure : l’attribution de pouvoirs occultes et disproportionnés. Comme l’écrit l’historien Léon Poliakov dans Le Mythe aryen (1971), « l’antisémitisme est un fantasme qui se nourrit de lui-même ».

La confusion entre judaïté et sionisme s’inscrit dans cette longue tradition. Elle opère un transfert de sacralité : de la religion à la politique. Le « peuple déicide » devient l’« État colonial » ; la faute théologique se mue en faute politique. Mais la structure narrative reste identique : celle du bouc émissaire chargé de tous les péchés du monde.


II. La confusion judaïté/sionisme, nouveau visage d’un vieux récit

Steiner, dans Dans le château de Barbe-Bleue (1971), posait cette question fondamentale : « Comment la culture allemande, si raffinée, a-t-elle pu produire la barbarie nazie ? » Aujourd’hui, nous pourrions demander : comment la France des Lumières, patrie des droits de l’homme, peut-elle laisser resurgir ces vieux démons ?

La réponse réside peut-être dans la fonction psychique de l’imaginaire antisémite. Dans toute société, il existe un besoin anthropologique de désigner un « mauvais objet » – un responsable des maux du monde. Hier, la peste était provoquée par les juifs ; aujourd’hui, l’impérialisme est incarné par les « sionistes ». La même externalisation de l’angoisse, le même refus de la complexité.

Le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre le racisme (2023) le confirme : les actes antisémites ont augmenté de 40 % en France, souvent sous couvert d’antisionisme radical. Mais comme le rappelle l’essayiste Pierre Birnbaum dans « Géographie de l’espoir » (2004), « l’antisionisme n’est souvent que l’habillage moderne d’une vieille haine ».


III. Steiner, lecteur des imaginaires toxiques

Steiner nous offre une clé pour décrypter ces mécanismes. Dans « Réelles présences » (1991), il écrit : « La culture n’a pas sauvé de la barbarie. On peut lire Goethe le matin et torturer l’après-midi. » Cette terrible lucidité éclaire notre époque : l’éducation ne vaccine pas contre les mythologies haineuses.

L’éthique steinerienne de la lecture complexe nous invite à décrypter les sous-textes, les implicites, les non-dits. À questionner les mots : que signifie vraiment « antisionisme » quand il sert à justifier des agressions contre des enfants juifs ? Que cache le vocable « sioniste » quand il est brandi comme une insulte ?

Steiner, dans son fameux entretien à France 3 (2002), résumait son ambivalence : « Je suis sioniste le matin, anti-sioniste l’après-midi. » Cette position inconfortable – souvent incomprise – est pourtant la seule tenable face à la simplification mortifère. Elle refuse l’assignation identitaire, revendique le droit à la complexité.


IV. Contre-imaginaires : comment réécrire le récit ?

Face à ces imaginaires toxiques, la littérature et la philosophie nous offrent des contre-récits. De Patrick Modiano, hanté par les traces de l’Occupation, à Jonathan Littell et « Les Bienveillantes » (2006), qui explore la banalité du mal, les écrivains nous rappellent que la complexité humaine résiste à toutes les simplifications.

Steiner, dans « Passions impunies » (1997), défendait un « imaginaire de la nuance » – une capacité à habiter les contradictions, à refuser les identités imposées. Cet imaginaire-là est peut-être notre seule planche de salut. Il nous apprend à dire « et » plutôt que « ou », à accepter que l’on puisse être plusieurs choses à la fois : juif et français, critique d’Israël et opposant à l’antisémitisme, universaliste et attaché à ses racines.

Le travail des associations comme le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) ou SOS Racisme montre que ce combat n’est pas perdu. Leur rapport annuel sur l’antisémitisme (2024) documente autant la montée des actes haineux que les résistances citoyennes.


Conclusion : L’imaginaire comme champ de bataille

L’antisémitisme n’est pas une opinion politique parmi d’autres ; c’est une maladie de l’imaginaire collectif. Comme toutes les pathologies imaginaires, elle se nourrit de peurs, simplifie le complexe, et offre des boucs émissaires plutôt que des solutions.

Dans notre rubrique dédiée à l’imaginaire, il fallait donc lui faire une place – non pour lui donner droit de cité, mais pour montrer comment, à l’ère des réseaux sociaux et de l’information instantanée, les vieux démons apprennent à se recycler. Face à eux, notre arme n’est pas la censure, mais une imagination plus riche, plus complexe, plus humaine. Celle qui, comme l’écrivait Steiner, « sait douter d’elle-même ».

Après avoir exploré l’imaginaire anthropophage de la SF latino-américaine, nous découvrons ainsi une autre forme de dévoration : celle qui consume la raison au profit des vieux mythes. La suite de cette enquête nous mènera peut-être vers d’autres pathologies de l’imaginaire contemporain. Car, comme le rappelait Steiner, « là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes ».


Sources citées :

  • STEINER, George. Dans le château de Barbe-Bleue (1971)
  • STEINER, George. Réelles présences (1991)
  • STEINER, George. Passions impunies (1997)
  • POLIAKOV, Léon. Le Mythe aryen (1971)
  • BIRNBAUM, Pierre. Géographie de l’espoir (2004)
  • LITTEL, Jonathan. Les Bienveillantes (2006)
  • Rapport CNCDH 2023 sur la lutte contre le racisme
  • Rapport du CRIF sur l’antisémitisme (2024)