Le 10 septembre, je reste chez moi. Pas travailler, pas acheter, pas sortir. C’est la consigne. Je ne sais pas d’où elle vient. Ou plutôt je le sais peut-être, mais je ne suis pas sûr de vouloir l’écrire. Ce genre de chose, une fois posé noir sur blanc, devient une preuve. Sur le moment, ça me paraît anodin. Une curiosité. Voir la rue vide, comme dans les films catastrophes qui commencent trop lentement. Oui, j’aime l’idée d’espionner un silence collectif.

Matin du 10 septembre. J’ouvre les volets. Personne. Même pas le facteur, qui passe toujours avant huit heures. Enfin, je crois. Peut-être qu’il est passé, et que je n’ai pas regardé à temps. Mais ce que je vois, ça, j’en suis sûr : le rideau métallique du boucher, baissé. Les feux clignotants, pour personne. Le soleil blanc, celui qui brûle les yeux sans réchauffer. À dix heures, un bruit. Pas un moteur classique, quelque chose de plus… oui, étouffé. Une camionnette blanche. Antenne sur le toit. Deux types dedans. Celui côté passager fixe un écran, mais je ne vois pas lequel. C’est peut-être moi qui ai ajouté l’écran après coup. Je crois que c’est logique, qu’il y ait un écran.

Midi. Les drones. Noirs, minuscules, précis comme des mouches dressées. Ils passent sur des lignes invisibles, s’arrêtent devant certaines fenêtres. Ma fenêtre, trois fois. J’éteins la lumière. Ou alors, j’ai déjà baissé les stores avant. Ce détail-là, je l’ai peut-être inventé.

Soir. Aux infos : “Mobilisation citoyenne responsable.” Sourire préfabriqué. Chiffre officiel : moins dix-huit pour cent d’activité. Rien sur les drones, rien sur la camionnette. Je note la phrase dans un carnet. Je perds le carnet depuis. Ou quelqu’un me l’a pris.

Trois semaines plus tard. Julien, de la comptabilité, ne revient pas. On dit qu’il a déménagé. Claire, ma voisine, ferme pour “inventaire”, jamais rouvre. Sa boîte aux lettres, ouverte comme une bouche vide. Peut-être qu’elle est partie volontairement. Peut-être qu’elle n’avait pas le choix.

Jeudi. La convocation arrive. Papier blanc, plié en trois, pas de timbre. “Entretien de conformité.” 12 octobre, 9h15. Bâtiment J2. Entre un entrepôt logistique et un terrain militaire. À l’entrée, scanner de rétine. Je sens que ça me prend plus que les yeux. Couloir au néon, pièce vide, homme en costume : “Le 10 septembre, vous êtes resté chez vous ?” Je dis oui. Il répond : “Pas tout le monde.” Il coche une case. Je ne vois pas ce qu’il écrit vraiment. Peut-être qu’il dessine.

Une semaine plus tard. Appel anonyme. “Demain, quatorze à dix-huit heures, un agent passera.” 15h12, trois coups espacés. Manteau sombre, badge. Convocation à une “session d’orientation civique.” Grand hall cloisonné, groupes de vingt, écran géant. Slogans, visages souriants, puis images du 10 septembre. Voix off : “Ce jour-là, certains ont affaibli notre cohésion.” Questionnaire final : sources d’information, noms, numéros, adresses. J’hésite à inventer. Finalement, je donne de vrais noms. Ou peut-être pas. En sortant, je croise Claire. Plus maigre, les yeux tachés de nuit. Elle dit : “Ne refuse jamais.” Un agent l’éloigne. Peut-être qu’elle ne me dit rien. Peut-être que je rêve.

Depuis, je sais que je suis sur une liste. Ou que je crois être sur une liste. Ce n’est pas pareil, mais ça produit le même effet.

Fin octobre. Un mardi, 18h37. Ça commence plus tôt que prévu. Un grondement, pas un avion, plus grave, plus rond. Comme si ça venait du sol et du ciel à la fois. J’ouvre un rideau, dix centimètres. Le ciel est couleur acier-vert, orage sans nuages. Une lumière fixe, blanche, comme une étoile trop proche. Elle ne bouge pas vraiment. Pas tout à fait immobile non plus.

19h10. Les drones. Par dizaines cette fois, en formation. Certains près des toits, d’autres stationnaires, orientés vers la lumière. Ils filment. Ou alors ils envoient un signal. Les sirènes, ensuite. Pas police, pas pompiers. Un son continu qui vibre dans les os. Puis la voix dans les haut-parleurs : “Veuillez vous rendre immédiatement au point de rassemblement le plus proche.” On ne nous a jamais dit où c’était. Je pense à Claire. “Ne refuse jamais.” Je prends mon manteau, mes papiers.

Dehors, la rue n’est pas vide. Des groupes avancent, tous silencieux. Les drones suivent au-dessus. La lumière semble plus proche. Au carrefour, deux camions blancs, antennes, badges. Sas d’entrée. On scanne mon visage. L’agent regarde l’écran, puis moi. “Vous êtes déjà enregistré.” Il n’explique pas.

Après. C’est flou. Ou effacé. Une grande salle, lumière crue, bancs métalliques. Le plafond ? Peut-être transparent. La chaleur sur ma peau, dense, dirigée. Des ombres dans la lumière, hautes, fines, qui s’inclinent. Mes yeux piquent. Un point blanc au centre de ma rétine. Le son : notes basses, régulières, plus code que musique. Dans ma tête, un mot : acquisition. J’ai l’impression qu’on me compte. Tous. Une voix humaine : “Confirmez la synchronisation.” L’agent parle dans son micro. La lumière se plie sur elle-même. À la place, une image : la Terre vue d’en haut. Pas la nôtre. Couleurs fausses, océans sombres, côtes effacées. Écran noir. Haut-parleur : “Phase Deux terminée. Vous pouvez rentrer.”

Soir. Lumière normale. Pas de camions, pas de drones. Les passants rentrent des courses. À ma porte, une enveloppe blanche. Sans timbre. Dedans, une phrase : “Phase Trois — vous serez contacté.”

Je ne sais pas si c’est un vaisseau. Je ne sais pas si c’est un projecteur. Je sais juste qu’ils n’ont pas besoin de revenir pour que je continue à regarder le ciel chaque nuit. Et que quand la lumière reviendra, je n’aurai plus à me demander où aller.