Il faut raconter ses cauchemars à voix haute. Elle m’avait dit ça comme bien d’autres choses. J’ai oublié les autres, mais celle-là me revient. Je ne me rappelle pas d’en avoir profité, je ne me souviens que de ça, comme d’une brûlure, une erreur, une faute de ne pas en avoir profité. Profiter. Le mot résonnait partout à cette époque. Le petit, ça lui profite. Il ne profite pas bien, pas assez, peu. Ça me rappelle saprophyte. Qui tire les substances qui lui sont nécessaires des matières organiques en décomposition. Un champignon, une moisissure. Bien sûr, n’hésite surtout pas à dire parasite.
Les maux de gorge, le nez qui coule, la faiblesse des vieux rappellent aussi celle des enfants, cet aspect recroquevillé, fichez-moi la paix. Ne venez pas. Sauf si votre oreille accepte d’écouter les horreurs, les effrois, ces cauchemars que je ne raconte plus depuis longtemps à haute voix. Déjà petit, tu avais tout saisi. Et tu l’avais vite relâché. Tu n’en voulais pas. Réflexe de survie. Tu disais non non non, tu t’enterreras sous terre, tu grimperas aux arbres. Tu as longtemps cherché le point de départ, le point d’origine, et il reculait à chaque fois, comme un vieillard recule la vieillesse.
Tu es un point entre deux points, tu te fais point d’illusion, point à la ligne, et la phrase recommence, qu’elle soit dite à voix haute par toi ou par un autre. N’oublie pas la majuscule quand il la faut.
La faux te fauche la faute. Elle sépare le bon grain des pertes dues à l’ivresse.
Martingale : Méfie-toi de ce dont tu te plains, parce que ça montre trop ce que tu veux et que tu ne te donnes pas les moyens d’avoir. Ne te cache pas derrière le verbe être parce que tu ne peux pas conjuguer avoir.
Ensuite, rame encore un bon moment sur la façon d’organiser du CSS, pour t’apercevoir à la fin que ça ne sert à rien. Que tout ça est voulu. Que tout ça ressemble à quelque chose d’autre encore. Que l’organisation n’est qu’un leurre, un piège dans lequel on tombe sans même s’en rendre compte, accumulant des règles, croyant structurer alors que chaque ajout nous enfonce davantage. Ce qui te ramène à l’origine de la tâche en peinture, aux premiers coups de ciseaux, au cutter dans ses toiles à elle, ce moyen sauvage d’attirer l’attention au sortir du cauchemar.
Elle disait raconte-moi. Puis elle tournait les talons. Et je ne voyais plus que ses fesses bouger sous sa jupe. Je ne pouvais plus me concentrer. Mes cauchemars se transformaient. Ils devenaient plus empoisonnés que le poison. Ils devenaient des envies honteuses, des envies tordues, des envies sorties des photographies de pin-ups accrochées dans la cabine d’un camionneur, des envies vomies par du papier glacé.
Ce n’étaient pas mes envies. Je ne le crois pas. Je ne le crois plus. C’étaient des envies de tout le monde, qu’on imposait à tout le monde, pour en dissimuler d’autres encore plus effrayantes, plus profondes, en prise directe avec le sang, les boyaux, la mort. Mais celles-là, on ne peut jamais les dire à voix haute. On les dissimule tout le temps. Sinon, voilà. Il n’y aurait plus de temps. Ce serait la fin des temps.
Elle a dit tu as le diable dans la peau. Et je l’ai crue. Parce que c’était elle qui le disait. Je l’ai crue malgré moi. Peut-être que c’est la seule chose que j’ai vraiment à dire. Depuis toujours. Pour toujours. Je l’ai crue, même si une part de moi savait très bien que ce qu’elle disait, c’était son cauchemar à elle. Que le diable dans ma peau était avant tout dans la sienne, avant de pénétrer dans la mienne.
C’est pour ça que je tue la toile.
À coups de ciseaux.
À coups de cutter.
Je crève la toile. Parce qu’elle n’est qu’une surface tendue pour cacher qu’on a le diable dans la peau. Parce que c’est honteux. Parce que ça ne se fait pas. Parce que sinon, on serait seul. Véritablement seul, cette fois.
Hier soir, je n’arrivais pas à dormir. Pas parce que je ne pouvais pas. Parce que je ne voulais pas. Je le sais maintenant. Tout est de la volonté ou rien.
Hier soir, j’ai vu un film de Chantal Akerman. Et peut-être que j’ai tout retrouvé d’un seul coup, sans m’en rendre compte immédiatement. Les bruits surtout.
Et puis l’organisation.
Les pièces de l’appartement.
Le rythme des lumières.
On allume. On éteint.
On change de pièce.
On allume. On éteint.
On passe sa vie à allumer et éteindre des pièces.
En ce temps-là.
Temps mythique.
Temps tragique.
Temps mythologique.
Parce que tout prend un sens énorme.
Tellement énorme que l’on voit tout de suite quand ça dérape.
Quand ça sort malgré tous les efforts de la routine.
La routine est un parapet.
Et je ne sais pas pourquoi parapet me fait penser à Paraclet.