5 février 2025

Delphine Seyrig, 1972 Wonder6789 — Travail personnel

Il faut raconter ses cauchemars à voix haute. Elle m’avait dit ça comme bien d’autres choses. J’ai oublié les autres, mais celle-là me revient. Je ne me rappelle pas d’en avoir profité, je ne me souviens que de ça, comme d’une brûlure, une erreur, une faute de ne pas en avoir profité. Profiter. Le mot résonnait partout à cette époque. Le petit, ça lui profite. Il ne profite pas bien, pas assez, peu. Ça me rappelle saprophyte. Qui tire les substances qui lui sont nécessaires des matières organiques en décomposition. Un champignon, une moisissure. Bien sûr, n’hésite surtout pas à dire parasite.

Les maux de gorge, le nez qui coule, la faiblesse des vieux rappellent aussi celle des enfants, cet aspect recroquevillé, fichez-moi la paix. Ne venez pas. Sauf si votre oreille accepte d’écouter les horreurs, les effrois, ces cauchemars que je ne raconte plus depuis longtemps à haute voix. Déjà petit, tu avais tout saisi. Et tu l’avais vite relâché. Tu n’en voulais pas. Réflexe de survie. Tu disais non non non, tu t’enterreras sous terre, tu grimperas aux arbres. Tu as longtemps cherché le point de départ, le point d’origine, et il reculait à chaque fois, comme un vieillard recule la vieillesse.

Tu es un point entre deux points, tu te fais point d’illusion, point à la ligne, et la phrase recommence, qu’elle soit dite à voix haute par toi ou par un autre. N’oublie pas la majuscule quand il la faut.

La faux te fauche la faute. Elle sépare le bon grain des pertes dues à l’ivresse.

Martingale : Méfie-toi de ce dont tu te plains, parce que ça montre trop ce que tu veux et que tu ne te donnes pas les moyens d’avoir. Ne te cache pas derrière le verbe être parce que tu ne peux pas conjuguer avoir.

Ensuite, rame encore un bon moment sur la façon d’organiser du CSS, pour t’apercevoir à la fin que ça ne sert à rien. Que tout ça est voulu. Que tout ça ressemble à quelque chose d’autre encore. Que l’organisation n’est qu’un leurre, un piège dans lequel on tombe sans même s’en rendre compte, accumulant des règles, croyant structurer alors que chaque ajout nous enfonce davantage. Ce qui te ramène à l’origine de la tâche en peinture, aux premiers coups de ciseaux, au cutter dans ses toiles à elle, ce moyen sauvage d’attirer l’attention au sortir du cauchemar.

Elle disait raconte-moi. Puis elle tournait les talons. Et je ne voyais plus que ses fesses bouger sous sa jupe. Je ne pouvais plus me concentrer. Mes cauchemars se transformaient. Ils devenaient plus empoisonnés que le poison. Ils devenaient des envies honteuses, des envies tordues, des envies sorties des photographies de pin-ups accrochées dans la cabine d’un camionneur, des envies vomies par du papier glacé.

Ce n’étaient pas mes envies. Je ne le crois pas. Je ne le crois plus. C’étaient des envies de tout le monde, qu’on imposait à tout le monde, pour en dissimuler d’autres encore plus effrayantes, plus profondes, en prise directe avec le sang, les boyaux, la mort. Mais celles-là, on ne peut jamais les dire à voix haute. On les dissimule tout le temps. Sinon, voilà. Il n’y aurait plus de temps. Ce serait la fin des temps.

Elle a dit tu as le diable dans la peau. Et je l’ai crue. Parce que c’était elle qui le disait. Je l’ai crue malgré moi. Peut-être que c’est la seule chose que j’ai vraiment à dire. Depuis toujours. Pour toujours. Je l’ai crue, même si une part de moi savait très bien que ce qu’elle disait, c’était son cauchemar à elle. Que le diable dans ma peau était avant tout dans la sienne, avant de pénétrer dans la mienne.

C’est pour ça que je tue la toile.
À coups de ciseaux.
À coups de cutter.

Je crève la toile. Parce qu’elle n’est qu’une surface tendue pour cacher qu’on a le diable dans la peau. Parce que c’est honteux. Parce que ça ne se fait pas. Parce que sinon, on serait seul. Véritablement seul, cette fois.

Hier soir, je n’arrivais pas à dormir. Pas parce que je ne pouvais pas. Parce que je ne voulais pas. Je le sais maintenant. Tout est de la volonté ou rien.

Hier soir, j’ai vu un film de Chantal Akerman. Et peut-être que j’ai tout retrouvé d’un seul coup, sans m’en rendre compte immédiatement. Les bruits surtout.

Et puis l’organisation.
Les pièces de l’appartement.
Le rythme des lumières.

On allume. On éteint.
On change de pièce.
On allume. On éteint.

On passe sa vie à allumer et éteindre des pièces.

En ce temps-là.
Temps mythique.
Temps tragique.
Temps mythologique.

Parce que tout prend un sens énorme.
Tellement énorme que l’on voit tout de suite quand ça dérape.
Quand ça sort malgré tous les efforts de la routine.

La routine est un parapet.

Et je ne sais pas pourquoi parapet me fait penser à Paraclet.

Carnets | février 2025

28 février 2025

Je me suis réveillé avec cette phrase en tête. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me dépêche de la noter avant qu’elle ne s’efface, avant qu’elle ne rejoigne ces limbes où s’échouent les textes morts-nés, ceux qui naissent dans les rêves et n’atteignent jamais le jour. Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface de David Camus. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l’esprit a bifurqué. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce récemment. The Trial d’Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le rôle de K. J’ai cherché, retrouvé, visionné une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une évidence : L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. J’ai toujours pensé que nous étions les créateurs de tout ce que nous traversons. Que nous étions, chacun, à l’origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le rêve que nous appelons réalité, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous dépasse. Que nous ne sommes que des histrions, des figures égarées sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours. Un couloir d’hôpital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entassés sur des étagères. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. Un mélange de visions. Je ne sais pas si c’est un rêve ou un souvenir. Au moment où j'écris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Était-ce ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine à V., après une trempe magistrale ? Cette sensation de froid collé à la peau, ce corps immobilisé, incapable de pleurer, incapable même de penser ? Mais détaché totalement de cet ensemble bourreau/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu’un. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, m’envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L’impact. La douleur vive. La respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. On revisite la chute et l'on s'aperçoit que tout ne tombe pas au même rythme. Un précipité reste suspendu. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble. Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme. Ce racisme que tant de gens reprochent à Lovecraft me fait penser à un rêve récurrent de mon enfance. Un géant terrassé par des créatures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage était la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c’était la peur de l’étrangeté, de l’étrange, ou de l’étranger. Je ne sais même pas si c’était de la peur. C’était du mépris. On pouvait me torturer autant qu'on le voulait, cela ne m'effrayait pas. Je comprenais que ces créatures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d’être à la fois de mon mépris pour elles et de leur mépris pour moi. Elles étaient les sentinelles d’un territoire inconnu. Elles m’accompagnaient dans cette tâche absurde : Explorer quoi ? L’âme humaine ? La douleur ? L’illusion magistrale que je m’étais inventée afin d’essayer, chichement, de m’incarner dans ce monde.|couper{180}

Autofiction et Introspection Lovecraft

Carnets | février 2025

27 février 2025

Ce texte, entre carnet et fiction, capte des fragments d’un quotidien où la distance s’installe, où le monde semble légèrement se déliter. Réel ou réécrit ? Peu importe. Il s’agit ici d’explorer un état, une impression fugace.|couper{180}

Autofiction et Introspection Espaces lieux Lovecraft

Carnets | février 2025

26 février 2025

Hier soir, panne d’ordinateur. Ubuntu en emergency mode. Sans doute après avoir tenté d’introduire Balzac dans le port USB. En fait, non. Ce n’est pas tant l’insertion qui posait problème, mais le montage ensuite. (Je prévois un certain effarement à la relecture de ce texte simultanément à sa rédaction). Problème de format, en tout cas. Et de permissions. Il fallait être le super-utilisateur, le Root de chez root. Or, je ne suis que ce que je suis. Déraciné. J’ai bien galéré, et pour finir, j’y suis arrivé. Comme toujours, en vérité. Du moins, avec ce qui m’intéresse essentiellement. Pour le reste, aucune pugnacité, un désintérêt absolu, voire un j’m’en foutisme total. Vers 20h, enfin, j’ai réussi à me souvenir des manipulations oiseuses effectuées dans le fstab pour faire fonctionner la clé USB. Après avoir commenté la ligne en question, et tout revint dans l'ordre instantanément. Le mardi reste un jour mystérieux. C'est une journée où je ne donne pas cours. Où je ne donne pas suite aux solliciations incessantes du monde. S. part généralement vers 11h pour voir sa vieille mère. Je suis seul jusqu’à 16h, parfois 17h. J’oscille entre écriture et lecture, me laissant porter par l’une ou l’autre selon l’humeur. Hier, j’ai suivi David Camus dans son périple sur une bonne centaine de pages, dans Autour de Lovecraft que j'ai retrouvé en faisant du ménage dans mes disques durs. Et soudain, une angoisse. Si ce récit était une nouvelle de fiction ? Et si ce personnage, tellement attachant, baptisé David Camus par David Camus lui-même, n’existait pas ? Si toute cette histoire s’était déroulée totalement différemment ? A cet instant vertige car je me suis retrouvé face à la pensée affreuse qu'il s'agissait d' une sorte de trahison. Et j'ai compris que si j'étais capable d'imaginer ce genre de chose, d'en avoir une trouille bleue, c'est que cela touchait un point névralgique en moi. Que j'étais absolument capable de balader le lecteur et moi-même sur des pages et des pages sans aucun scrupule quant au contrat tacite qu'impose la relation écrivain lecteur, et vice versa. La pensée m’a tenu en éveil jusqu’à une heure avancée de la nuit. À la fin, en sentant enfin le sommeil venir, je me suis moqué de moi-même, de ma candeur enfantine. Je l’ai même saluée amicalement, car elle m’a semblé, à cet instant, précieuse. Ce matin, il ne me reste que de très vagues impressions des paysages et des êtres rencontrés durant ma courte nuit. À l’image de ma vie réelle, sans doute. Ce qui relance, une fois de plus, la question : qu’est-ce que je fais de ma vie ? Qui suis-je ? Suis-je le personnage d’un rêve que je ne parviens pas à rêver moi-même ? Un simple figurant dans une production cosmique ? Je ne peux pas vraiment évoquer la jalousie. Je crois que ce mot est une rustine que je convoque par paresse et ce depuis que l'on m'a apprit à réparer un pneu de vélo. Au delà de ce mot il y a un gouffre que j'ose rarement explorer. Il y a le temps qui file à très vive allure, il y a cette silhouette, cet épouvantail balloté par les intempéries qui part de plus en plus en lambeaux, il y a des serpents rêves qui ondulent tout autour de son chapeau depenaillé et qui explosent les uns après les autres en projetant leurs entrailles gorgées de sang rouge ( ça doit rester rouge au moins trois mois ) vient me sussurer une voix. Quelque chose rode autour de ce texte que je n'arrive pas à enregistrer pour le publier. Non pas qu'il soit bien ou mal écrit, ce n'est pas ça, il manque quelque chose tout simplement et ce manque fini par devenir une ombre de plus en plus imposante à chaque relecture. Quelques pistes soudain avec la figure géométrique d'un triangle flottant tel un portail et de vagues souvenirs d'une chambre d'hôtel parisienne. En plissant les yeux j'arrive à lire le titre d'un livre posé à même le sol en linoléum près d'un lit sur lequel un homme dort. "Critique dans un souterrain" de René Girard. Le désir est sa nécessité triangulaire soudain me reviennent, et tout l'effroi ancien lié à cette découverte. Puis je regarde l'homme qui dort comme pour s'évader de cette terrible vérité. Empathie soudaine irrépréssible, et la petite phrase de D.C à la toute fin d'un paragraphe à propos de HPL. "Il y a de l'amour". Musique : Max Richter On The Nature Of Daylight ( entropy) 2018|couper{180}

Auteurs littéraires Le basculement du quotidien vers le fantastique Lovecraft