Écophagie : La mer dévore la ville - Du manifeste anthropophage au cannibalisme environnemental

Si l’anthropophagie fut le cri de guerre culturel du Brésil moderne, l’écophagie en est le sanglot géologique. Là où Oswald de Andrade voyait le Tupi dévorer le Portugais, nous voyons désormais l’Océan dévorer la terre. Atafona, petite plage du Rio de Janeiro, devient le théâtre de cette tragédie silencieuse où la mer avance ses pions de sel et de sable, repoussant les frontières non plus de l’empire, mais de l’habitable même.

I. Le manifeste anthropophage : une prophétie écologique insue

Il est des textes qui, comme des semences, germent longtemps après avoir été enfouis dans le sol culturel. Le Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade, publié en 1928 à São Paulo, fut de ceux-là. Texte-bombe, texte-programme, il proposait au Brésil de dévorer la culture européenne pour mieux s’affirmer soi-même. « Tupi or not Tupi, that is the question » : la formule, aussi célèbre que mal comprise, ne célébrait pas le primitivisme, mais une dialectique de la digestion culturelle.

Ce que n’avait pas prévu Andrade, c’est que son concept allait, un siècle plus tard, trouver une résonance terriblement littérale dans le phénomène d’écophagie. Là où l’anthropophagie culturelle voyait dans la dévoration de l’autre un moyen de s’approprier sa force, l’écophagie décrit un mouvement inverse : celui de l’environnement qui nous ingère, nous digère, nous transforme en lui.

La thèse de doctorat de Fernando Codeco, soutenue en 2021 en cotutelle entre l’Université d’Amiens et l’Université Fédérale de Rio de Janeiro, donne ses lettres de noblesse académique à ce concept. Intitulée Théâtralité de l’érosion - Essais sur l’écophagie, les défigurations et les naufrages, elle documente méticuleusement comment, à Atafona, « la mer dévore la ville ». L’expression, populaire parmi les habitants, dépasse la métaphore pour décrire une réalité géologique implacable.

Le génie de Codeco est d’avoir relié cette réalité à la tradition anthropophagique brésilienne. Son « art environnemental cannibale » ne se contente pas de constater l’érosion ; il la ritualise, la métabolise, en fait un acte esthétique et politique. On passe ainsi de l’anthropophagie comme stratégie culturelle à l’écophagie comme condition existentielle.

II. Atafona : chronique d’une ville dévorée vivante

Atafona, district de São João da Barra dans l’État de Rio de Janeiro, est devenu le laboratoire à ciel ouvert de l’écophagie. Depuis soixante ans, la mer y avance inexorablement, engloutissant maisons, rues, mémoires. Plus de cinq cents bâtiments ont déjà été détruits, et le processus s’accélère : la mer gagne maintenant deux à trois mètres par an.

Les chiffres, pour impressionnants qu’ils soient, ne rendent pas compte de la réalité vécue. Il faut se représenter ces maisons aux murs effondrés, ces piscines devenues bassins marins, ces escaliers qui ne mènent plus nulle part. Chaque structure dévorée raconte une histoire interrompue : ici une chambre d’enfant dont il ne reste que le carrelage, là un commerce qui servait autrefois de lieu de rencontre.

Dans ce paysage en transformation permanente, deux collectifs artistiques ont émergé comme les chamanes de cette écophagie : CasaDuna et Grupo Erosão. Leurs pratiques, documentées dans la thèse de Codeco, transforment l’érosion en matériau artistique. Ils ne luttent pas contre la mer - reconnaissant l’inutilité du combat - mais l’accompagnent, ritualisent sa progression.

Leurs interventions prennent des formes variées :

Muséologie sociale : collecte et préservation des objets rescapés des maisons dévorées

Résidences artistiques dans les bâtiments condamnés, créant des œuvres éphémères vouées à la disparition

Éducation artistique impliquant les habitants dans la documentation du processus

Créations théâtrales jouées dans les ruines, faisant de l’érosion elle-même la scénographie

L’une de leurs performances les plus marquantes, « O Muro » (2018), consistait à construire un mur face à l’océan, sachant pertinemment qu’il serait détruit par les marées. Le geste n’était pas futile : il ritualisait la résistance et la reddition, créant une forme de théâtre environnemental où la nature elle-même devient actrice.

III. L’écophagie comme herméneutique du désastre

La puissance du concept d’écophagie dépasse largement le cas spécifique d’Atafona. Elle offre une grille de lecture pour comprendre notre rapport à un environnement de plus en plus hostile.

La défiguration de la monnaie, version écologique

Codeco fait un rapprochement brillant entre l’écophagie et la philosophie cynique de Diogène de Sinope. Le concept de parakharáxon tò nómisma - « défigurer la monnaie » - désignait chez les Cyniques la nécessité de dénoncer la fausseté des valeurs sociales établies.

L’écophagie opère une défiguration similaire, mais à l’échelle environnementale. Elle dévalue littéralement la propriété immobilière, rend caduques les assurances, ridiculise les plans d’urbanisme. En dévorant les maisons, la mer défigure la « monnaie » de notre société capitaliste - la valeur foncière - révélant sa vanité fondamentale.

Les quatre figures de l’écophage

Face à ce phénomène, Codeco identifie quatre postures subjectives :

  • Le marin : celui qui observe les marées avec la sagesse ancienne de celui qui connaît l’océan. Il ne lutte pas, il constate. Sa connaissance est empirique, transmise par les générations.

  • L’habitant : celui qui déménage sa mémoire. Il ne part pas vraiment, il se déplace avec ses souvenirs, ses photos, les objets qui ont survécu à la dévoration. Son deuil est actif.

  • L’artiste : celui qui ritualise la perte. Il transforme l’érosion en performance, la destruction en création. Il donne une forme à l’informe, un sens à l’absurde.

  • Le géologue : celui qui lit dans les strates. Sa compréhension est scientifique, mais non dénuée de poésie. Il voit dans chaque couche sédimentaire une page d’histoire.

Ces quatre figures ne s’excluent pas mutuellement ; chaque individu peut en incarner plusieurs à la fois. Ensemble, elles dessinent les contours d’une subjectivité écologique nouvelle, capable de faire face à l’effondrement sans sombrer dans le désespoir.

IV. Science-fiction et écophagie : la littérature des futurs dévorés

L’écophagie, comme concept, trouve des échos puissants dans la science-fiction latino-américaine contemporaine, particulièrement dans ce qu’on pourrait appeler la « climate fiction » du sous-continent.

Samanta Schweblin et le réalisme toxique

Le roman Fièvre (2017) de l’Argentine Samanta Schweblin, bien que ne se déroulant pas spécifiquement dans un contexte côtier, capture parfaitement l’essence de l’écophagie comme contamination diffuse. La menace n’y est pas spectaculaire mais insidieuse, s’infiltrant dans le quotidien, empoisonnant les relations, les corps, les paysages.

Schweblin décrit non pas une apocalypse soudaine, mais une digestion lente : l’environnement absorbe la toxicité humaine et la restitue, transformée en menace. C’est l’écophagie comme cycle pervers, où ce que nous avons ingéré (ressources, énergie, espace) nous est rendu sous forme de poison.

Le solarpunk brésilien : utopie digestive

À l’inverse, le mouvement solarpunk, particulièrement vivant au Brésil, propose une réponse optimiste à l’écophagie. Dans les anthologies éditées par Gerson Lodi-Ribeiro et Fábio Fernandes, on trouve des récits de symbiose plutôt que de dévoration.

Le solarpunk imagine des technologies qui ne dominent pas la nature, mais s’y intègrent. L’architecture y épouse les courbes du paysage au lieu de lui résister, l’énergie est puisée dans les cycles naturels plutôt que dans leur rupture. C’est une forme d’écophagie positive : non plus la mer qui dévore la ville, mais la ville qui se laisse digérer par son environnement pour en devenir indissociable.

Vers un nouveau genre littéraire

L’écophagie pourrait bien donner naissance à un sous-genre spécifique de la science-fiction latino-américaine. On en trouve des prémices dans :

  • Les récits de villes côtières qui se déplacent au rythme des marées

  • Les histoires de communautés apprenant à « migrer verticalement » face à la montée des eaux

  • Les fictions de mémoires préservées dans des banques de données flottantes

Ces récits partagent une caractéristique : ils imaginent non pas la victoire sur les éléments, mais l’apprentissage de la coexistence avec des forces qui nous dépassent.

Conclusion : L’écophagie ou l’art de se laisser dévorer

« L’anthropophagie nous apprenait à digérer l’autre pour devenir nous-mêmes. L’écophagie nous enseigne à nous laisser digérer par le monde pour redevenir lui. À Atafona, dans le ballet des vagues et des fondations, se joue peut-être la plus vieille danse du monde : celle de la matière qui se transforme, du solide qui redevient liquide, de la culture qui reconnaît enfin qu’elle n’est que nature temporairement solidifiée. L’écophagie n’est pas la fin, mais le rappel que nous appartenons à un cycle bien plus vaste que nos civilisations. »

Le phénomène d’Atafona, loin d’être un cas isolé, préfigure ce qui attend de nombreuses zones côtières dans le monde. L’écophagie nous oblige à repenser fondamentalement notre rapport à la propriété, à la mémoire, à la résilience.

Les artistes de CasaDuna et Grupo Erosão l’ont compris : il ne s’agit plus de résister à l’érosion, mais d’apprendre à danser avec elle. Leur travail ne sauvera pas les maisons d’Atafona, mais il pourrait bien nous sauver de quelque chose de plus précieux : l’illusion de notre séparation d’avec la nature.

Dans cette perspective, l’écophagie cesse d’être une menace pour devenir une leçon de sagesse environnementale. Elle nous rappelle que nous sommes, littéralement, de la terre et de l’eau temporairement organisées en conscience. Et que tôt ou tard, comme à Atafona, tout retourne à sa forme élémentaire.

Sources

CODECO, Fernando. Théâtralité de l’érosion - Essais sur l’écophagie, les défigurations et les naufrages. Thèse de doctorat, Université d’Amiens/Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro, 2021.

ANDRADE, Oswald de. Manifeste anthropophage. São Paulo, 1928.

SCHWEBLIN, Samanta. Fièvre. Éditions de l’Olivier, 2017 (traduction française).

FERNANDES, Fábio & LODI-RIBEIRO, Gerson (éd.). Solarpunk : Ecological and Fantastical Stories in a Sustainable World. World Weaver Press, 2018.

Sites des collectifs artistiques : CasaDuna et Grupo Erosão (documentation en ligne de leurs performances).

Rapports géologiques sur l’érosion côtière à Atafona (Université Fédérale Fluminense).

Articles de presse brésilienne sur Atafona dans O Globo, Folha de S.Paulo (2015-2023).

illustration : La lente marche de l’océan Atlantique entraîne des pertes existentielles à Atafona, une tragédie qui se répète à travers le monde avec l’accélération du changement climatique.
PHOTOGRAPHIE DE Felipe Fittipaldi