*Henry St. Clair Whitehead (5 mars 1882 – 23 novembre 1932) fut un écrivain américain de récits fantastiques et horrifiques, mais aussi un clerc épiscopal au parcours riche et atypique. Diplômé de Harvard en 1904 aux côtés de Franklin D. Roosevelt, il y fut un athlète reconnu avant de publier un journal politique à Port Chester, puis de diriger des initiatives sportives pour la AAU. Ordonné diacre en 1912, Whitehead embrassa une carrière religieuse qui le mena à devenir archidiacre des Îles Vierges de 1921 à 1929, notamment à Saint‑Croix. Ce séjour aux Antilles marqua son œuvre : il puisa dans les légendes, les croyances et les rituels vaudous de ces îles un matériau unique, imprégnant ses récits d’un exotisme envoûtant. Correspondant et ami d’H. P. Lovecraft, il contribua dès 1924 à Weird Tales, Strange Tales et autres pulps. Lovecraft lui-même évoqua ses nouvelles comme une « fiction étrange d’une puissance discrète et réaliste », saluant notamment The Passing of a God comme l’apogée de son génie. Après son retour aux États-Unis, Whitehead exerça à Dunedin (Floride), jusqu’à sa mort en 1932. Ses récits, collectés dans des volumes comme Jumbee and Other Uncanny Tales (1944) et West India Lights (1946), continuent d’être célébrés pour la finesse de leur atmosphère et la singularité de leur cadre caribéen.*
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## La Bête Noire
(traduction littérale)
En diagonale, de l’autre côté du marché du dimanche de Christiansted, sur l’île de Santa Cruz, en face de la maison connue sous le nom d’Old Moore’s, où j’ai séjourné une saison — c’est-à-dire, le long du côté sud de l’antique place du marché de la vieille ville, bâtie sur l’emplacement abandonné de l’ancienne ville française de Bassin — se dresse, dans une austère grandeur fanée, une autre et bien plus vaste demeure ancienne connue sous le nom de « Gannett’s ».
Pendant près d’un demi-siècle, la Gannett House est restée vide et inoccupée, sa solide façade de maçonnerie donnant sur la place du marché affichant un aspect morne et distant, avec ses rangées de fenêtres hermétiquement closes, ses pierres assombries et décolorées, et l’ensemble de son allure, sévère et rebutante.
Durant ces cinquante années environ où elle était restée close, lançant un regard sombre et vide à la foule humaine qui passait devant sa masse imposante et ses portes closes et rébarbatives, divers individus avaient tenté, à maintes reprises, de la faire rouvrir.
Une telle demeure — l’une des plus vastes résidences privées des Antilles, et aussi l’une des plus belles — ainsi fermée et inutilisée, simplement parce que telle était la volonté de son propriétaire absent, homme arbitraire et plutôt mystérieux, que l’île n’avait pas revu depuis la durée de vie d’un homme mûr, ne pouvait manquer de susciter l’intérêt de locataires potentiels.
Je sais, parce qu’il me l’a raconté, que le Révérend Père Richardson, de l’Église anglicane, tenta de l’obtenir en 1926 pour y installer un couvent pour ses religieuses. Pour ma part, j’essayai d’en louer une partie pour la saison ; l’année où, faute d’y parvenir, je pris à la place Old Moore’s — maison aux ombres étranges, aux vastes pièces, aux portes immenses et hautes par lesquelles, d’innombrables fois, Old Moore lui-même, portant — si les rumeurs étaient vraies — un étrange fardeau d’appréhension mentale, avait glissé autrefois, dans un frisson d’anticipation terrible…
Une enquête auprès des bureaux du Gouvernement révéla que le vieux Maître Malling, survivant du régime danois, vivant à Christiansted et d’une aide précieuse pour nos fonctionnaires lorsqu’il s’agissait de démêler de vieux documents danois, avait la charge de Gannett’s.
Herr Malling, que j’allai voir à son tour, se montra courtois mais ferme : la maison ne pouvait être louée en aucune circonstance ; telles étaient ses instructions — des instructions permanentes, consignées dans ses dossiers. Non, c’était impossible, hors de question.
Je me rappelai alors quelques vagues allusions que j’avais reçues à propos d’un vieux scandale.
Et puis, soudain, l’occasion se présenta, totalement inattendue.
Au début de l’année suivante, on m’informa que la maison avait été rouverte et qu’une dame, Mrs Garde, l’avait occupée, seule avec quelques domestiques. On me dit aussi qu’elle recevait volontiers, et que je pourrais, si je le souhaitais, la rencontrer.
Je me rendis donc chez elle. Ce fut par un après-midi brûlant de la saison sèche. Les volets de la façade donnant sur la place étaient grands ouverts, laissant entrer des vagues de lumière dans les pièces immenses.
Mrs Garde m’accueillit sur la large véranda, vêtue d’une robe légère aux tons pâles, le visage à la fois cordial et réservé.
Elle me parla de son installation, des réparations qu’elle avait dû faire pour rendre la maison habitable, et, presque tout de suite, aborda ce que je n’osais espérer : la raison pour laquelle Gannett House était restée close si longtemps.
Elle ne prétendait pas tout savoir, mais disait qu’il y avait « quelque chose » dans la maison.
À ce stade, elle me proposa de revenir un soir, en compagnie de mon ami Haydon, pour en parler plus à loisir.
Nous revînmes donc, Haydon et moi, deux jours plus tard, vers le milieu de l’après-midi. La chaleur semblait moins lourde que lors de ma première visite, et la véranda, baignée d’ombre, offrait un semblant de fraîcheur. Après quelques minutes de conversation sur des sujets banals, Mrs Garde prit un ton plus grave et commença son récit.
— La première fois, dit-elle, c’était il y a plus de quinze ans. Mon mari vivait encore. C’était une nuit chaude, au cœur de la saison des pluies. La maison dormait, et j’étais assise là, justement, à cette place.
La lune éclairait la cour, et je pensais à mille choses, quand j’ai senti… oui, senti d’abord, puis entendu… un souffle lourd, irrégulier.
Elle hésita, comme si elle revivait l’instant.
— J’ai cru qu’un animal s’était introduit. Mais quand j’ai levé les yeux, je n’ai rien vu… rien que l’ombre de l’arbre. Pourtant, le souffle continuait. Puis des pas se sont fait entendre. Lents. Lourds. Comme si quelque chose tournait autour de moi.
Elle marqua un silence.
— Depuis cette nuit-là, cela revient… sans prévenir. Parfois des mois passent. Parfois plusieurs fois dans la même semaine. Toujours le même ordre : le souffle, les pas… puis l’impression qu’une présence se penche sur vous.
Elle nous invita alors à la suivre jusqu’à une aile latérale de la maison.
Là, dans une pièce presque nue, elle s’arrêta et désigna le sol :
— C’est ici que cela commence souvent.
À cet instant, je crus percevoir une légère vibration dans l’air, comme si une onde invisible venait de traverser la pièce.
Je ne fis aucune remarque, mais Haydon, qui se tenait à ma gauche, eut un petit mouvement de tête, comme s’il confirmait avoir perçu la même chose.
Ce que Mrs Garde nous avait raconté était déjà assez étrange en soi.
Mais plus tard, lorsque nous eûmes l’occasion d’examiner certains vieux papiers laissés dans la maison par la famille Gannett, nous trouvâmes quelque chose de plus étrange encore.
Il s’agissait d’un cahier relié en cuir, terni et craquelé par le temps, dont le fermoir de cuivre portait une oxydation verte.
C’était le journal d’Angus Gannett, daté des années 1840.
Une entrée, en particulier, attira notre attention :
« La nuit dernière, alors que je traversais la cour, je fus pris d’un malaise soudain. L’air semblait vibrer autour de moi, et je perçus un souffle rauque, proche mais invisible. Puis vinrent des pas, lents, pesants, dont je ne pus discerner la provenance. La lune éclairait la cour, mais je n’y vis aucune créature. Les chiens, habituellement prompts à aboyer, restèrent muets, les oreilles basses. Je crois qu’ils savaient. »
D’autres passages du journal décrivaient des incidents similaires, espacés parfois de plusieurs mois.
Gannett mentionnait aussi les rumeurs persistantes parmi les esclaves : celles d’un « esprit animal » lié à une cérémonie vaudoue ayant mal tourné, bien avant que la propriété ne passe aux mains de sa famille.
Mrs Garde referma le journal avec précaution.
— Comme vous le voyez, dit-elle, ce n’est pas un phénomène récent. Et depuis tout ce temps, personne n’a jamais pu le voir clairement… mais tous ceux qui l’ont senti savent qu’il est là.
Le soir même, nous restâmes à dîner chez Mrs Garde.
La chaleur devint lourde, et un ciel noir comme de l’encre s’abattit sur la plantation.
Vers minuit, un bruit soudain rompit le silence : un mugissement puissant, suivi d’un fracas métallique.
— Le taureau ! s’exclama Mrs Garde.
Nous courûmes jusqu’à l’enclos.
Sous la lumière de la lune, le grand taureau noir de la plantation se cabrait, frappant de ses cornes les barrières de bois.
Ses yeux roulaient de frayeur, et sa respiration haletante ressemblait à celle d’un animal traqué.
Haydon tenta de l’approcher pour le calmer, mais l’animal reculait, évitant quelque chose que nous ne voyions pas.
Puis, soudain, il chargea un coin sombre de l’enclos… vide.
Le bois éclata, et le taureau s’échappa dans la cour avant de disparaître entre les manguiers.
À cet instant, je sentis distinctement ce que Mrs Garde avait décrit : un souffle chaud, animal, mais dont la source restait invisible.
Puis un bruit de pas lourds, comme en procession, contournant la maison.
Nous suivîmes ces pas jusqu’au vieux jardin, à l’endroit où, selon les anciens, se trouvait jadis un cercle de pierres.
C’est là que nous entendîmes, étouffés mais distincts, le battement d’un tambour, le cliquetis métallique d’instruments rituels, et une sorte de chant monotone.
Mais il n’y avait personne.
La lune éclairait des pierres moussues qui semblaient former un dessin oublié.
L’air vibrait comme chauffé par une source invisible.
Puis, sans transition, tout s’arrêta : plus de pas, plus de souffle, plus de sons.
Les jours suivants furent calmes.
Pas de souffle, pas de pas, pas d’agitation chez les animaux.
Pourtant, l’impression d’une présence latente persistait.
Une semaine plus tard, au matin, un domestique nous prévint qu’il avait trouvé quelque chose au pied des vieux manguiers, près du cercle de pierres.
Nous découvrîmes le corps du taureau noir, étendu dans l’herbe humide.
Aucune trace de lutte, aucune blessure.
Ses yeux ouverts semblaient figés dans une vision d’horreur.
Mrs Garde se signa lentement.
— C’est terminé, dit-elle d’une voix basse. Pour cette fois.
Le taureau fut enterré à l’ombre des manguiers.
Ce soir-là, la maison sembla plus légère, comme débarrassée d’un poids invisible.
Mais en me couchant, je pensai aux mots d’Angus Gannett dans son journal :
« Ce n’est pas une bête ordinaire. C’est un souvenir. Et les souvenirs ne meurent pas vraiment. »
Depuis ce jour, je ne suis jamais retourné à la plantation Gannett.
Mais parfois, dans mes rêves, il me semble entendre, quelque part dans l’obscurité, ce souffle rauque et ces pas lents qui contournent ma chambre.
Et je me réveille, le cœur battant, à l’affût du silence.