Ferrer sortit du Centre d’Interface Humaine sans savoir s’il avait obtenu des réponses ou seulement des échos. Le fonctionnaire l’avait écouté, noté, puis doucement inversé le sens de la logique. Sa conformité était suspecte. Son exemplarité : inquiétante. On l’observait parce qu’il ne posait pas assez de questions. Et l’assignation ? Une fiction opérationnelle, un test. Le tout enveloppé dans une langue lisse, technico-dissuasive, comme s’il fallait rendre la confusion agréable.
Il répéta mentalement ces mots : un haut niveau de non-interférence ; le privilège de l’ambiguïté ; librement affecté. C’était ça, sa mission : être là. Une présence, une absence active. Le rôle d’un silence dans une partition trop pleine.
Il comprenait un peu mieux maintenant pourquoi les rumeurs circulaient. Pourquoi certains disaient que Gor était une ville sans but, sans fond, ou pire : un miroir inversé de celui qui y pénètre.
Il marcha longtemps. La ville ondulait, comme si elle se rétractait entre ses propres couches. À un moment, il aperçut une silhouette assise sur un socle effondré — une femme, seule, les jambes croisées, un manteau aux reflets d’obsidienne. Elle levait les yeux vers un mur lisse sur lequel rien ne s’affichait.
Elle était belle. D’une beauté ancienne, ciselée. Cinquantenaire peut-être. Ou plus. Les rides rares, mais justes. Un regard ayant déjà traversé plusieurs versions du réel.
Il s’approcha.
-- Vous attendez quelqu’un ?
-- Non. J’écoute.
-- Le mur ?
-- Ce qu’il refuse de dire.
Ils restèrent là, côte à côte, sans nom. Ferrer sentait que cette rencontre n’avait pas besoin d’être introduite. Elle faisait partie de Gor, ou elle était venue pour la même raison que lui : sans raison.
Il avait faim.
La sensation, d’abord vague, devint tenace. Une absence de saveur dans l’air, une crispation au creux du corps. Mais ici, rien ne ressemblait à un restaurant. Pas de devantures, pas d’enseignes. Juste, parfois, un renflement dans un mur, une excroissance douce d’où émergeait une lumière verte. Il en approcha une.
Une borne.
Sans interface visible. Juste une brève pulsation à son approche. Il posa la main. Un gel translucide s’écoula dans une coupelle organique. Odeur neutre. Texture fluide, tiède. Ce n’était ni bon ni mauvais. C’était... adéquat.
Sur Chen, on appelait cela des modules nutritifs de substitution. Ici, sur Gor, le système avait muté. Certaines bornes répondaient au besoin biologique. D’autres offraient des saveurs plus symboliques : une mémoire, une émotion, un goût volé à une époque révolue.
Il se souvenait avoir lu un passage dans un roman de l’Ancien Temps, Le Monde du Fleuve : chaque mortel ressuscité y trouvait une borne distributrice pour ses besoins primaires. Sur Gor, l’idée avait été tordue, oubliée, refondue. Ce n’était pas tant une question de se nourrir que de s’adapter à une forme d’appétit neuve. Manger ici, c’était apprendre à composer avec l’ambigu.
Il prit une deuxième gorgée. Quelque chose en lui se calma.
Mais une autre faim persistait. Moins nommable.
Et peut-être que la femme en obsidienne avait un lien avec cela.
Ce fut au détour d’un couloir sinueux — pas une rue, pas vraiment — qu’il le vit.
D’abord une silhouette. Sa propre silhouette.
Ou ce qui en donnait l’impression. Le manteau, les cheveux, même le geste d’une main portée à la nuque, tic ancien, nerveux.
L’autre Ferrer — car il fallait bien l’appeler ainsi — marchait devant lui, à quelques mètres, sans se retourner. Comme s’il savait déjà qu’il était suivi. Comme si ce moment avait été anticipé.
Jorge s’arrêta. L’espace vibrait à peine, mais quelque chose dans la texture de l’air venait de changer. Une infime distorsion, une hésitation du réel.
L’autre tourna dans un repli du mur.
Jorge accéléra le pas. Tourna à son tour.
Le couloir était vide.
À la place, un miroir. Grand, sans cadre, sans distorsion visible. Mais ce n’était pas un miroir ordinaire.
Un enfant se tenait de l’autre côté. Ou non — ce n’était pas un enfant, pas seulement. C’était un Jorge plus jeune, à l’âge trouble où le visage hésite encore entre l’innocence et le pressentiment. Il ne bougeait pas. Il regardait Jorge comme on regarde une chose ancienne oubliée sur un rivage. Non pas avec crainte, mais avec cette curiosité grave que seuls les enfants sincères et les doubles temporaires peuvent manifester. Et dans ses yeux, Jorge crut voir une forme de décision. Comme s’il venait, lui, d’initier le point de contact.
La voix de la femme, encore, dans sa mémoire :
-- Ce qu’il refuse de dire...
Il s’approcha. Le miroir ne renvoya rien.
Puis il se sentit observé. Derrière lui, peut-être. Ou en lui.
Un murmure se leva, indistinct. Peut-être un souffle. Peut-être un mot.
Il ne s’en souviendrait que plus tard.
Mais il comprit, à cet instant précis, que la ville — ou ce qu’il en restait — l’avait reconnu.
Et que l’observation pouvait devenir interaction.
Ou assimilation.
Ce soir-là, dans le module bioguidé d’Enclave 17.4, il ressortit un vieux volume qu’il traînait depuis Chen : Le sexe dans le mythe de Cthulhu, signé d’un certain Borrie.
Un ouvrage ancien, étrange, presque dissous par le temps. Il y était question de rituels, de peurs sexuelles, de la manière dont Lovecraft, malgré lui, écrivait le désir à travers le refus. L’enfoui, le non-dit, le trop-caché.
Il lut jusqu’à ce que les mots se mélangent aux pensées. Et que la femme, le double, le miroir, les murmures, Gor tout entier, deviennent un seul et même phénomène.
Pas une ville. Pas une mission. Une transition.
Il ne dormait pas encore, mais il n’était plus éveillé.
Et quelque chose — en lui, autour de lui, ou par lui — attendait d’être réveillé.