Depuis que j’ai de nouvelles lunettes, j’ai plus de mal à lire. Il est possible que l’imagination en soit la plus grande responsable. Le fait d’avoir acquis ces lunettes au rabais, pour ainsi dire : monture sécu, verres non traités pour éviter le surcoût inévitable. Cette nuit, j’ai même roulé dessus. Il a fallu que je redresse les branches doucement pour ne pas les péter.
Durant trois ans, je me suis contenté de simples loupes que j’achetais un peu partout où j’en trouvais : Action, Gifi, supermarchés de tout acabit — presque jamais aucune en pharmacie. J’en achetais plusieurs paires à la fois et j’avais une sensation d’opulence. Je pouvais en laisser une à l’atelier, une sur la table de nuit, une dans le bureau, une sur mon front, et le surplus, tout emballé encore, dans un tiroir. Et pourtant, malgré la profusion, il était assez rare que j’en brise une.
En fait, j’éprouve une colère de tous les instants à comprendre à quel point je vieillis mal. Parfois, je me dis qu’il faudrait que je trouve la fameuse pilule rose ; puis, quelques secondes après m’être imprégné de l’imbécillité dans laquelle je ne manquerais pas, à mon avis, de pénétrer une fois ingurgitée, un ricanement s’empare de moi, me flanque au sol. — Tu penses que tu vas t’en tirer aussi facilement que ça ? une voix me dit — la voix de ma conscience ? Aiguë et aigrelette, faussement naïve, moqueuse.
Du coup, non, bien sûr que non, je me dis qu’il faudra aller jusqu’au bout du film. Je connais déjà l’ennui de m’y rendre, évidemment, mais ça ne me flanquera pas la paix avant le générique de fin.
Ce qui est une grosse différence par rapport à il y a encore un an, où je me disais encore beaucoup de balivernes. La phrase « il faut boire la coupe jusqu’à la lie » me rappelle le café turc et toute une série d’autres expériences, toutes plus idiotes les unes que les autres.
Parfois, je pourrais écrire des histoires romantiques, amusantes, légères — je me disais encore ça l’année dernière. Mais, à vrai dire, non, je n’éprouve aucune envie de divertir : ni divertir autrui, ni moi-même.
Illustration Huile sur bois d’après Serge Poliakoff / P.B 2025