Il ne fait aucun doute et ce à bien des égards et malgré toute l’affection que je puisse encore vous témoigner, lorsqu’il me reste encore quelque éclat de lucidité, que je ne sortirai certainement pas indemne de cette aventure. La folie, tôt ou tard, viendra m’emporter et nul ne pourra l’en empêcher. Mais, avant que l’inéluctable n’advienne , il faut que je m’efforce de réunir toutes les pièces de cet effroyable puzzle dont je ne fait que découvrir, ces derniers jours , l’image générale, l’épouvantable dessein.

« Le temps efface peu à peu les traces de mon passage », c’est ce que nous croyons tous. Mais, à la vérité rien de ce que nous avons un jour dit pensé ou fait ne disparait totalement. Les murs des villes, les avenues, les rues les ruelles les impasses , les escaliers des immeubles, les pièces dans lesquelles nous avons vécu notre existence dérisoire, toutes et tous conservent à jamais la mémoire de notre pauvre humanité qui les aura traversés .

Des forces inimaginables et maléfiques s’incarnent à date fixe pour venir lire nos turpitudes, elles sont des prédatrices infernales, elles ne pourraient vivre sans venir se repaitre , à date régulière, de nos défaites ; de notre immense tristesse et dont elles tirent leur subsistance depuis des millénaires dans le plus parfait anonymat.

Le seul fait d’écrire ces premières lignes dans mon journal m’épouvante déjà et me force à réunir le peu de courage et de raison qu’il me reste encore, sans oublier qu’ à la seule pensée de raconter mon histoire l’ombre s’étend déjà sur mes propos, je ne les reconnais déjà plus, une confusion désespérante s’installe entre chaque mot, et même pire, entre chaque lettre.

D’ailleurs, en ce moment même perdure l’impression pénible d’écrire sous la dictée d’une de ces entités terrifiantes, dans un langage inconnu, des choses totalement absurdes.

Pour me donner un peu de cœur au ventre il m’arrive souvent de repenser à ces moments si agréables et insouciants appartenant à cette enfance passée dans le bocage bourbonnais. Cependant, si agréables et insouciants m’apparaissent-ils toujours d’emblée, je sais à présent qu’ils ne sont, pour la plupart, qu’une fiction destinée à occulter la plus grande part de ma misérable existence à cette période de ma vie.

La principale difficulté que je rencontre désormais pour me les évoquer c’est que je suis incapable de savoir quand cette fiction est de mon ressort, si c’est moi qui l’ai crée, ou si on me l’a implantée dans la cervelle comme on implante dans un système d’exploitation un programme informatique, une tâche de fond.

Maintes fois la nuit je fus réveillé par mon instinct et ouvrant en grand les yeux dans le noir je parvenais à y distinguer des êtres encore plus noirs que la nuit. Cette noirceur effroyable m’asséchait la bouche et il m’était à cet instant impossible de crier d’appeler à l’aide. Tétanisé par l’horreur je ne pouvais rien faire d’autre que d’observer l’indicible.

Au matin, quand les rayons du soleil perçaient de nouveau à travers les volets de bois de la chambre, il m’arrivait encore un bref moment de douter de la réalité de ces horreurs nocturnes. Je m’efforçais alors de les ranger dans la catégorie des cauchemars, aidé en cela par ma mère qui , souvent, me poussait à les lui raconter. Ce dont il m’était impossible tant l’empreinte qu’ils avaient laissée était confuse, et dont j’éprouvais jusque dans la moelle de mes os le danger de les dire. Alors, j’en inventais d’autres à la hâte, des cauchemars plus classiques, et les ayant dit elle me rappelait de façon régulière et avec mansuétude- car dans ceux là j’étais un petit assassin- qu’un mauvais rêve dit à voix haute ne se réalise jamais.

Je sais à présent que ces souvenirs sont tout aussi truqués que l’instant présent dans lequel je me contorsionne pour garder le peu de raison qui vaille. Je sais que ma mère est un personnage de fiction tout comme mon père, mes amis, le décor dans son ensemble m’accompagnant à chaque moment de ma misérable existence ; que de toute évidence moi-même ne suis même plus certain d’exister vraiment en tant qu’individu disposant d’une liberté d’expression quelconque. Je ne suis peut-être rien de plus qu’un programme informatique parmi tant d’autres. Voire même un virus destiné à parfaire les objectifs occultes de ces entités terrifiantes qui se jouent de nos drames de nos tragédies, qui les exploitent dans le seul but de les divertir de leur effroyable ennui.

Lorsqu’ils se mirent à parler. Ils se virent comme un reflet dans un reflet. Et cette fébrilité soudaine, agitant tous leurs atomes, ils la considérèrent comme du sentiment alors que ce n’était seulement que de l’excitation. Ils auraient pu en être parfaitement inconscients si l’un d’eux n’avait eu un doute. C’est à partir de ce doute, auquel il s’accrocha fermement, qu’il ne la prit pas dans les bras, ne l’embrassa pas, ne lui murmura pas à l’oreille toute la série habituelle des histoires sans queue ni tête qui ne tiennent jamais debout.

A la fin, lorsqu’ils se quittèrent, la nuit était tombée, un petit vent glacé semblait extrêmement présent au contact de sa joue. Il lui fit un petit signe de la main auquel elle ne répondit pas et il vit sa silhouette disparaitre dans la pénombre puis tourner à l’angle de la rue.

Image mise en avant : Illustration de l’Appel du Ctulhu de Lovecraft par François Baranger