L’effort me dégoûte. Non pas tout effort, mais l’exigé, celui qui vient d’ailleurs, qui pèse et s’installe, sans qu’on l’ait appelé, sans qu’on l’ait choisi. Un effort venant de l’extérieur, comme un poids qu’on n’aurait pas mérité de porter. Un effort qui parasite le moindre élan, déjà difficile à maintenir, de l’intérieur. Ce n’est pas que je sois réfractaire au mouvement ou à l’action. C’est juste que l’effort intérieur me coûte tant qu’il ne me reste rien pour l’extérieur. Comme si le peu de forces que je parviens à rassembler se dissipaient à l’instant où la contrainte surgit, brisant cette économie précaire qui me permet de tenir debout.
Cette sensation d’appauvrissement, ce sentiment de ressources vidées, de manque total, comme si le peu de matière qui me constitue s’érodait en silence, me dégoûte, me révolte, et, au-delà de la colère même, me laisse presque indifférent, tant la fatigue a pris le pas.
Je n’en suis plus à me demander si cela vient de moi. Si je n’ai pas fait ce qu’il fallait, si je me suis, une fois encore, trompé de direction. Je ne veux plus revenir à ce point d’interrogation, le retour à la case coupable, à l’accusation tacite qui ronge les heures et épuise la moindre chance de répit.
Je m’oppose doucement. Pas de violence apparente. C’est presque imperceptible. Ça ne se voit pas. L’opposition est là pourtant, en veille sourde, en tension continue. À l’extérieur, il n’y a rien. Mais en dedans, c’est la dévastation, un chantier d’où tout s’est retiré, ne laissant que des structures ébréchées, des murs que l’usure finit par fendre. La colère ne prend pas la forme de l’éclat. Elle monte sans qu’on la sente venir, elle prend place, lentement, dans les articulations, les fibres, et reste là, coincée entre la cage thoracique et la gorge.
Je ne crie pas. Ça n’a jamais été ma façon de faire. Mais je sens que la retenue, cette posture inflexible que je m’efforce de maintenir, finit par coûter plus cher que l’explosion. Ce silence, peut-être, est ce qui pèse le plus. Une colère contenue, muette, mais lourde, qui fait vibrer les nerfs et raidit le souffle. On dirait une cuirasse trop épaisse, qu’on ne parvient plus à retirer, qui s’incruste dans la chair, la durcit.
Je m’interroge souvent sur cette fatigue particulière, celle de devoir répondre aux exigences qu’on n’a pas choisies, qu’on n’a même pas imaginées. Peut-être est-ce pour cela que cet effort m’apparaît si étranger, si insupportable. Il vient d’ailleurs. On vous demande d’être quelque chose que vous n’êtes pas, de vous plier à une logique qui vous échappe. On vous dresse, comme un cheval rétif. On vous somme d’avancer, même si vous n’avez plus de jambes.
Alors le corps aussi s’épuise. Il ploie sous le poids de cette injonction qui ne cesse de revenir, comme une marée montante, qui ne laisse aucun répit. La colère fait vibrer les muscles, mais tout finit par se figer, comme si le seul moyen de ne pas se briser était de se contracter jusqu’à l’immobilité.
Peut-être que cette révolte silencieuse est une manière de rester debout. Une façon de préserver ce qu’il reste de cohérence quand tout autour semble se désagréger. Ne pas exploser pour ne pas tout détruire. Mais à force de contenir, je me demande si ce n’est pas moi-même qui se disloque, à mesure que les jours s’empilent. Comme si le silence, peu à peu, me grignotait de l’intérieur, avec la patience infinie de la rouille qui gagne les charpentes et finit par faire céder l’édifice.