La pensée m’a cueilli en pleine poitrine, avec la brutalité d’un coup, un choc qui résonne longtemps dans la cage thoracique, comme un roulement de tambour assourdi. Plus on est libre, plus on a de responsabilités. C’est venu d’un coup, en descendant l’escalier pour me rendre à la cuisine, alors que la journée n’était même pas encore posée, le café pas encore dans la tasse, la lumière basse dans l’escalier, filtrant par la fenêtre embuée. La cervelle en ébullition, comme ces matins d’hiver où la glace craque sous le pied, avec ce bruit sec qui vous avertit que quelque chose peut céder.
À mesure que je franchissais les marches, la sensation se précisait, s’insinuait comme une eau lente qui monte, le long des murs, remplissant chaque interstice d’un froid humide. L’idée était là, vaguement familière, ancrée quelque part depuis longtemps, mais c’est aujourd’hui qu’elle s’imposait, définitive. Et à mesure qu’elle se déployait, l’étau se resserrait autour d’un point profond, logé au creux du ventre, cette sensation contrariante d’être devant quelque chose d’irrévocable.
Il y a eu, comme en écho, un bruit étrange, une sorte de cri étouffé, un glapissement venu de loin, de l’intérieur, du cœur d’un lieu protégé, recouvert de gravats et de souvenirs anciens. Un for intérieur, si tant est qu’après la longue dévastation, il en reste quelque chose. Peut-être un bunker, un abri de fortune, un réduit construit de bric et de broc, au fil des ans, comme ces fortins qu’on érige dans les montagnes pour se protéger du vent, sans savoir si on y reviendra un jour.
La question a suivi, naturellement, comme une lame de fond après la vague : qui, bordel de merde, est enfermé dans ce bunker ? J’ai levé la tête, et le reflet m’a renvoyé quelque chose d’irréel, ce visage que j’ai d’abord pris pour le mien, puis que j’ai reconnu comme étant celui de mon père. Il me hurlait dessus, mais c’était un cri sans voix, un hurlement muet, comme si la colère n’avait plus la force de sortir, étouffée par des décennies d’oubli et de fatigue. Une farce grotesque, si ce n’était déjà suffisamment monstrueux pour vous glacer sur place.
Quelque chose frappait contre la porte du bunker, une secousse sourde, répétée, comme si une bête cherchait à sortir. J’ai collé mon oreille contre le métal froid, et là, distinctement, j’ai perçu des pleurs d’enfants mêlés à un grondement rauque, comme une bête blessée. J’ai su immédiatement que c’était Elle, la Bête du Gévaudan, celle-là même que j’avais cru avoir écrabouillée dans mes rêves d’enfant, il y a bien longtemps, dans ces bois sombres où le soir tombe vite et où les contes se délitent en bruits sourds. Un glapissement encore, d’enfant ou de caniche, la confusion était volontaire, pour me donner le temps de reprendre mon souffle, mais j’ai fini par ouvrir la porte.
Elle a grincé, comme ces portes de grange qu’on n’a pas ouvertes depuis des années. Derrière, le vide. Rien. Absolument rien. Une béance muette, un espace si nu que même la poussière semblait avoir déserté. C’est alors que la sensation de liberté m’a submergé, avec une violence renouvelée, comme un marteau qui revient à l’envoyeur, me brisant les côtes, me coupant le souffle. J’étais libre, terriblement libre, et cette liberté pesait d’un poids que je n’avais pas anticipé.
La vie nouvelle était là, devant moi, étendue comme un territoire sauvage. Je savais qu’elle serait plus rude, moins joyeuse que la précédente, que la légèreté avait fui avec l’enfance, que désormais, il faudrait assumer ce que je suis devenu, ce que je n’ai jamais vraiment voulu être. Et ce savoir-là, cette prescience, a résonné en moi comme un écho long, un souvenir des bois gelés et des bêtes qui s’y cachent, tapies dans l’ombre.