Un acteur, dans ce bar de Saint-Germain, accoudé seul au comptoir, hermétique. On le reconnaît mais personne ne s’approche, quelque chose empêche. Son regard, son nez, une crispation, un flottement dans la mâchoire. Une sorte de rictus à peine amorcé, à la fois méprisant et désabusé, comme s’il jouait le dégoût et qu’il le jouait trop bien. Ou peut-être qu’il ne joue pas. Il doit aller puiser dans du vrai, au fond de lui, pour être si juste. Toujours là, vers 22h, quand il ne reste que les habitués. Je les connais tous, sauf lui. Toujours bien à distance, je m’en suis aperçu.

Dans la rue, au téléphone, une conversation inintéressante, en réalité un monologue. J’ai vu cette femme âgée avancer avec élégance, des talons, rien de vulgaire. Puis la jambe est partie en avant, un angle improbable. Une fraction de seconde de déséquilibre parfait, d’une logique implacable, et elle s’est effondrée sur le trottoir. Je me suis aperçu que je pensais à ma mère.

Lu un passage d’Hildegarde de Bingen dans le RER, sur la façon dont les choses s’achèvent, se désagrègent, pourrissent, meurent et disparaissent. Il n’y a que deux façons de mourir, disait-elle : par la mort humide ou par la mort sèche. J’ai levé les yeux, Vincennes. Un type d’un certain âge sur le quai. Une défaite en mouvement, un souvenir mauvais. Il s’est assis devant moi. Ses yeux gris bleus fixaient au-delà des vitres. J’ai suivi son regard : dehors, rien qu’un reflet. Son regard était planté dans le mien, je me suis aperçu.

Coucou, ma copine pute de la rue des Lombards, entre dans la salle à manger, s’écrie joyeusement "mon chéri", son parfum atroce envahit la pièce. Puis elle pose son cul énorme sur la chaise qui couine, je me suis aperçu.

À la caisse du supermarché d’Aubervilliers, juste en face de chez moi, une fille blonde à l’air triste. Pour rire, je lui propose de venir boire un verre chez moi, après le boulot. J’habite en face. Elle me regarde, ses yeux changent, quelque chose s’ouvre, un instant de flottement. Je sens que si je recule maintenant, tout s’effondre. Elle le prend au sérieux, je me suis aperçu.

Une heure que je tourne en voiture, ma femme est à l’hôpital. Stationnement impossible, vent terrible. Je referme la vitre, la fumée de cigarette envahit l’habitacle. Elle n’aime pas que je fume dans la voiture. J’ouvre la portière, une camionnette blanche manque de l’arracher en passant, s’arrête en double file. Un type en sort, ouvre l’arrière, attrape des colis. Trop nombreux, trop encombrants, le vent s’engouffre, emporte le plus léger. Prévisible. Il passe les minutes suivantes à les ramasser un par un, je me suis aperçu.

Illustration : Gustave Caillebotte L’homme au balcon 1880