Il a 8 ans, et parfois, quand il est dans le jardin, une odeur le cueille comme le jardinier cueille ses légumes et ses fruits. Elle surgit sans prévenir : légère, presque imperceptible au début, puis elle envahit ses sens. C’est un mélange brut : l’odeur du bois qu’on brûle quelque part, mêlée à celle du crottin de cheval, des fumiers accumulés près des granges, et des merdes de poules répandues autour du poulailler. Une odeur de terre, de travail, de sueur. Et pourtant, malgré sa rudesse, elle l’enveloppe, le pénètre jusqu’au plus profond de lui.

Il ne comprend pas tout de suite pourquoi cette odeur le bouleverse autant. Elle lui parle d’une manière qu’il ne peut pas encore saisir avec des mots. C’est comme si quelque chose, derrière cette apparence triviale, cherchait à se révéler. Il ne sait pas exactement quoi, mais il sent que cette odeur est une promesse, un secret du monde qui attend d’être découvert.

Parfois, sa mère l’appelle de l’autre côté du jardin, et il reste un moment immobile, pris dans cet instant suspendu. L’odeur l’a emporté ailleurs, dans un lieu qu’il ne connaît pas encore. Mais à cet âge, la réalité le rattrape encore facilement. Il court vers sa mère, laissant l’odeur derrière lui, tout en sachant qu’elle reviendra. Elle fait partie du jardin, tout comme lui.

À 30 ans, sa vie s’est alourdie, est devenue plus complexe. Le travail, la routine, les responsabilités. Il ne vient plus souvent dans le jardin, accaparé par les urgences de la vie moderne. Mais parfois, lorsqu’il se permet de s’arrêter, l’odeur du jardin refait surface, plus insistante, plus forte qu’auparavant. Elle resurgit avec une violence surprenante.

C’est toujours ce mélange de fumier, de feuilles mortes, de terre mouillée après la pluie. Mais maintenant, il perçoit quelque chose d’autre dans cette odeur, quelque chose de plus profond, comme si elle portait en elle le poids des années qui ont passé. Cette odeur le ramène à son enfance, à ces moments où il se laissait cueillir sans réfléchir. Mais à 30 ans, il ne peut plus simplement se laisser emporter. Il a trop de choses en tête, trop de poids sur les épaules.

Il réalise que cette odeur est imprégnée d’un sentiment de perte, comme si elle lui rappelait tout ce qu’il a laissé derrière. Les saisons continuent de tourner, mais lui, il se sent figé dans une vie qui ne lui appartient plus vraiment. L’odeur du jardin le pousse à réfléchir à ce qu’il a manqué, à ce qu’il a peut-être laissé passer. Mais il ne reste jamais longtemps. Il sort une cigarette de sa poche, l’allume et repart vers ses obligations, comme pour échapper à ce questionnement.

Il a 60 ans et vient d’arrêter de fumer. Pendant plus de cinquante ans, la fumée a été son compagnon, couvrant les odeurs du monde extérieur, le coupant parfois de ses propres sensations. Maintenant que la cigarette n’est plus là, tout lui revient avec une force inattendue, surtout l’odeur du jardin.

Elle est là, plus présente que jamais, comme si elle avait attendu tout ce temps pour resurgir. Le bois brûlé, le crottin de cheval, le fumier, la terre humide après la pluie. Tout cela est revenu, mais cette fois, il sait que cette odeur ne se limite pas à ses composants. Il comprend enfin que cette odeur contient quelque chose de plus subtil, quelque chose qu’il n’avait jamais pu nommer. C’est un message, une voix ancienne qui lui parle de sa vie, de ses choix, de ce qu’il a gagné et de ce qu’il a perdu.

L’odeur semble lui dire que tout est encore possible. Elle lui rappelle qu’il fait toujours partie de ce cycle, qu’il n’est pas trop tard pour se reconnecter à ce qu’il avait oublié. Ce jardin, cette terre, ces saisons qui défilent... tout cela n’a jamais cessé de l’attendre. Il se sent cueilli par cette odeur comme autrefois, mais cette fois, il ne résiste pas. Il reste là, immobile, les mains dans la terre, respirant profondément.

C’est comme si, après toutes ces années, il pouvait enfin se répondre à lui-même. L’odeur, la terre, le jardin, tout cela lui a toujours parlé. Il le sait maintenant. C’est l’odeur du temps qui passe, de la vie qui continue, malgré tout.