Il y a ce malaise, de plus en plus insistant, et qui, si j’essaie de le résumer, avec mes pauvres moyens, relève assurément de l’ignorance la plus crasse dans laquelle je me tiens et qui forcément m’accable face à ce monument de savoir. Peut-être, si j’y réfléchis un peu, si je parviens à me défiger de cette stupeur, ce malaise provient-il d’un désir que je vois désormais disparaître peu à peu et de jour en jour : celui d’être moi-même une montagne de savoir.

Or il se trouve que j’accouche seulement d’une souris.

Comme c’est à la fois drôle et pathétique.

Je ne connais que très peu de plantes dans ce jardin. Je ne saurais pas les nommer. C’est une chose assez terrible de ne pas savoir nommer les choses. Enfin, terrible pour moi évidemment. Pour vous, je ne sais pas. Certains s’en fichent, c’est une réalité.

Donc, c’est une chose terrible, je pèse mes mots. Le travail que ça demande désormais de s’intéresser à la plus petite créature de ce jardin : se baisser, se mettre à plat ventre pour la regarder de près, se mettre à sa hauteur. Et peut-être ensuite, après un échange silencieux, la photographier. J’ai téléchargé une application spécifique à cette fin. On prend une photo, on la partage, et un certain nombre d’éventualités s’offrent alors, proposant toutes un nom, enfin. Mais au bout du compte, il faudra quand même se décider pour un nom à donner.

Ça ne résout pas tout. Une persistance demeure. "J’ai l’impression d’avoir tout raté parce que je ne connais pas leurs noms. C’est ridicule, je le sais bien, mais il y a quelque chose de fondamental là-dedans, dans ce vide qui s’étend chaque fois que je bute sur un nom que je ne connais pas. Comme si, en perdant leur nom, je perdais aussi le droit de les voir."

Monsieur Michon, lui, connaît toutes les plantes, mais allez donc lui demander le moindre renseignement ; il vous regardera comme on regarde un parasite, avec ce mépris mêlé d’une légère ironie qu’affichent facilement les gens d’ici, dans notre campagne, lorsqu’ils voient arriver les gens de la ville.

Je suis arrivé de la ville à l’âge de 4 ans, et j’en ai presque 9 maintenant. Personne ne vous dit jamais quand vous appartenez enfin au pays, ici. Il me semble même possible d’y passer toute une vie et de rester le même étranger, pour monsieur Michon comme pour tous les autres.

Entre ceux de la ville et ceux de la campagne, il y a toujours une sorte d’hostilité, comme un duel tacite sur le savoir : savoir quelque chose que l’autre, bien entendu, ignore. À ce moment-là, on se demande si le savoir réunit ou sépare les gens ; on peut avoir des doutes sur sa raison d’être comme sur son utilisation.