Un village du nord du Portugal. Un homme qui croit fuir son roman. Un carnet vide. Une silhouette qui revient. Une femme, peut-être. Et la rivière qui sépare.

Première partie

Je n’avais pas prévu de m’arrêter ici. J’avais pris la Micheline à Porto, décidé à m’enfoncer toujours plus haut, toujours plus loin dans les montagnes. Au départ, je pensais descendre au terminus de la ligne, mais le trajet semblait inépuisable. Les arrêts se succédaient, puis d’autres encore, comme si le train inventait sans fin de nouvelles gares. Peut-être rejoindrait-il l’Espagne toute proche. Mais je n’avais aucune envie d’y revenir. J’avais quitté le pays voisin pour de bon. Je cherchais seulement un lieu isolé, perdu au nord du Portugal. Rien de plus précis : une idée simple, trouver un endroit qui me tiendrait à l’écart.

Depuis de longs mois je tentais d’écrire un roman, mais celui-ci n’avançait pas. J’avais l’impression de tourner en rond, de ruminer la même matière sans la dénouer. Peu à peu, je commençais à comprendre : cette fiction n’était qu’un prétexte, le voile posé sur une obsession plus profonde. Écrire pour résoudre — ou plutôt pour approcher — ce que je n’arrivais pas à formuler autrement. C’est peut-être cette inquiétude muette qui m’avait poussé à monter dans le train, à me laisser porter vers un endroit que je n’avais pas choisi.

J’avais quitté Porto le jour même, entraîné vers le haut des montagnes comme par un appel sourd. Le train gravissait les collines doucement, la vallée du Tâmega s’abaissait derrière moi, les coteaux boisés se dressaient de part et d’autre, formant une gorge de plus en plus étroite. La lumière du soir étirait les arêtes des arbres et chaque sommet semblait retenir un peu du jour, comme une braise suspendue dans l’ombre bleutée. Au fur et à mesure que la Micheline montait, la plaine s’effaçait sous moi — j’avais l’impression d’être suspendu entre deux géographies, entre l’horizontalité du fleuve et le ventre sombre des sommets.

C’est ainsi que je descendis à C., sans l’avoir prévu d’avance. En posant le pied sur le quai, j’ai senti que quelque chose clochait. L’asphalte, encore collant de la chaleur accumulée dans la journée, me renvoyait une bouffée suffocante, comme si la terre refusait de relâcher ce qu’elle avait emmagasiné. La chaleur avait été accablante. Des hectares d’eucalyptus, à la fois responsables et victimes, avaient brûlé sans répit, leurs troncs éclatés par le feu, leurs feuilles réduites en cendres odorantes. L’air gardait ce goût d’incendie, sucré et âcre, comme une plaie mal refermée.

La rangée de réverbères alignée le long de la bordure extérieure du quai était presque entièrement détruite. Les lampes, fissurées par les températures extrêmes, semblaient figées dans une agonie silencieuse. Un seul tenait encore, clignotant par intermittence. Sa lumière blafarde s’éteignait et revenait, sans rythme, comme une paupière malade. Ce battement irrégulier ajoutait à l’atmosphère lugubre, donnant au quai une allure de décor abandonné, fragile, prêt à basculer.

Derrière moi, la Micheline se remit en branle. Ses roues grinçantes roulèrent sur le métal brillant des rails, qu’une lune, bondissant d’entre les nuages, venait d’illuminer. Le son décroissait lentement, strident puis étouffé, jusqu’à disparaître. Alors la nuit reprit possession du quai. Un silence épais s’installa, comme une chape invisible. Ce silence m’écrasait à tel point que je dus retenir ma respiration, de peur d’y introduire un bruit de trop.

J’ai avancé. Sous mes semelles, l’asphalte vibrait faiblement, non pas comme une machine ni comme un train qu’on attend, mais comme une respiration enfouie. Derrière moi, la gare s’effaçait. Elle ne disparaissait pas dans l’ombre ordinaire, mais dans une brume qui n’avait rien de naturel : ni pluie, ni fumée. Elle exhalait une odeur de métal chauffé, mêlée à quelque chose de rance, de caillé.

Devant, la voie s’enfonçait dans une obscurité qui n’était pas une simple absence de lumière. Cette obscurité avait un poids, une densité, une épaisseur. J’ai levé la main. Ma paume l’a effleurée. J’ai cru sentir qu’elle cédait, qu’elle s’ouvrait, comme une membrane vivante.

Je trouvai la sortie de la gare et tombai dans une nuit encore plus noire : la lune avait dû repasser derrière les nuages. Le village paraissait désert. À peine devinait-on, ici ou là, une lueur incertaine derrière des volets clos. Naïf, j’avais cru qu’il pourrait y avoir un hôtel, peut-être une pension comme j’en avais vu tant dans Gràcia, ce quartier populaire et vivant en hauteur où je venais de passer la veille avant de rejoindre Porto. Mais non : seules les silhouettes hautes et lugubres des bâtisses se dressaient autour de moi, leurs fenêtres aveugles me fixant comme pour m’interdire l’entrée.

Je commençais à me dire que j’avais fait une erreur. Le village semblait mort, et je me surprenais déjà à chercher un recoin pour dormir à la belle étoile, le ventre vide. C’est alors que j’aperçus, tout au bout de la rue, une silhouette qui venait de bouger. Instinctivement, j’attrapai mon sac, le jetai sur mon épaule et me précipitai dans sa direction. Je pressai le pas, craignant qu’elle disparaisse avant que je l’atteigne. La silhouette avançait lentement, à peine distincte, comme si la nuit elle-même la tirait en arrière. Je crus d’abord à un vieillard, voûté, puis à une femme enveloppée dans un châle sombre. À chaque pas, l’ombre se redessinait, changeante, insaisissable.

Les maisons restaient muettes. Derrière les volets clos, aucune lumière nouvelle n’apparaissait. Seul le bruit régulier de mes semelles sur les dalles me confirmait que j’étais encore dans le monde des vivants. Je m’arrêtai un instant pour reprendre mon souffle : la silhouette, elle, ne s’était pas arrêtée. Elle glissait plutôt qu’elle ne marchait, traînant derrière elle une lenteur qui m’agaçait autant qu’elle m’inquiétait.

Je repris ma course, resserrai la distance. À mesure que je m’approchais, je crus distinguer le froissement d’un tissu, peut-être une cape, et un chuintement discret, comme un souffle à peine contenu. Elle ne se retournait pas. Je lançai un mot — « excusez-moi ! » — mais le son sembla s’éteindre avant de l’atteindre. La silhouette poursuivait son avancée, indifférente, obstinée.

Je finis par la rejoindre au débouché d’une petite place. Elle s’était arrêtée là, immobile, tournée vers une bâtisse plus haute que les autres. Je ne voyais toujours pas son visage. Quand je posai la main sur son épaule pour attirer son attention, je sentis sous mes doigts une résistance molle, comme si le tissu recouvrait non pas un corps, mais une matière sans forme. Je retirai aussitôt ma main. L’humidité du tissu collait encore à mes doigts, ni vraiment laine, ni vraiment peau. La silhouette ne réagissait pas. Elle demeurait tournée vers la façade muette, comme si quelque chose l’attirait là.

Je la fixais, cherchant à décider. Était-ce seulement un vieillard, une femme courbée, surpris par ma présence ? Un habitant de ce village désert, rendu hostile par l’heure et par ma fatigue ? Je voulais m’en convaincre.

Mais l’odeur âcre des feux passés me revenait à la gorge. Et si c’était un de ces survivants, un être que les flammes avaient chassé de sa maison, rôdant à présent dans les ruelles comme une ombre calcinée ? Cette idée m’effrayait presque davantage que les autres.

À chaque pas, pourtant, la silhouette semblait moins humaine. Sa lenteur avait quelque chose d’obstiné. Je me demandai alors si je n’étais pas simplement en train de voir se dresser, devant moi, la forme même de mon roman inachevé, cette matière informe que je traîne depuis des mois. Le blocage avait pris corps, un corps qui m’attendait ici, à C. au nord de tout.

Je secouai la tête. Une telle pensée était absurde. Mais que restait-il, sinon l’idée qu’il s’agissait d’un gardien ? Quelqu’un ou quelque chose qui n’avait d’autre rôle que de m’attirer plus loin, vers une maison précise, une ruelle plus étroite, un seuil à franchir.

Et si ce n’était rien de tout cela ? Si je ne suivais qu’une concrétion, un amas de brume et de suie, né des incendies eux-mêmes ? La chaleur, les vapeurs, la poussière d’eucalyptus consumés : un corps façonné par hasard, qui imitait la démarche humaine le temps d’une nuit.

Je crus rire de mes propres idées. Mais aucun son ne sortit de ma gorge. La silhouette avait déjà repris sa marche, glissant dans la ruelle étroite. Et mes jambes, sans que je le veuille, s’étaient mises à la suivre. Je m’engageai derrière elle. La ruelle n’était pas pavée mais dallée de blocs irréguliers, gonflés par l’humidité, luisants comme des dos de bêtes. Les murs se rapprochaient à chaque pas, rugueux, écorchés par des décennies de pluie et de chaleur. Par endroits, des veines de lierre calciné s’accrochaient encore aux pierres, desséchées, croulantes.

L’air changea de texture. Moins de vent, plus d’épaisseur. On aurait dit que la ruelle respirait lentement, expirant un souffle chaud mêlé à une odeur de suie et de terre mouillée. Chaque fois que je relevais la tête, je croyais voir les murs se rapprocher d’un cran, comme si l’espace même se contractait.

Devant moi, la silhouette continuait de glisser. Par moments, elle paraissait heurter les pierres, mais son corps ne produisait aucun son, aucune ombre nette. Le clapotis de mes pas sur les dalles sonnait trop fort, disproportionné. Je ralentis malgré moi, persuadé que ce bruit me trahissait auprès d’elle — ou d’« ça ».

La ruelle tournait légèrement vers le bas. J’avais l’impression de m’enfoncer dans un sillon creusé par une eau ancienne, disparue depuis longtemps. Le sol devenait plus inégal, les dalles cédant parfois sous mon poids comme si elles recouvraient un vide. Je levai les yeux : aucune fenêtre éclairée, seulement des façades aveugles, percées d’ouvertures trop hautes, trop étroites.

Je ne savais plus si je suivais la silhouette ou si je m’enfonçais dans la ruelle elle-même.

Je m’avançai encore, mais la silhouette n’était plus là. La ruelle s’était vidée d’elle comme si elle n’avait jamais existé. À la place, je distinguai, au haut d’un escalier étroit, une porte ouverte. Je pensai qu’elle s’était peut-être réfugiée là.

Je gravis lentement les marches, chaque pas grinçant sous mes semelles. Arrivé devant l’ouverture, je frappai contre le chambranle. Rien. Pas un bruit à l’intérieur. J’appelai, la voix basse d’abord, puis plus fort. Toujours le silence.

Je finis par franchir le seuil. La pièce était presque nue : une table grossière, une miche de pain à demi entamée, une carafe d’eau trouble, et dans un angle un lit de camp sommaire, couvert d’une couverture râpeuse. Tout semblait en ordre, mais la netteté des choses me troublait plus encore que le vide.

J’appelai encore, par réflexe. Aucune réponse. La faim, la soif me tenaillaient. J’ôtai mon sac, coupai un morceau de pain, bus une gorgée d’eau. Le goût était fade, mais suffisant pour calmer le creux. Puis la fatigue, tout à coup, m’écrasa. Je me laissai tomber sur le lit de camp. Le tissu rêche grattait ma joue, mais je n’eus pas la force de m’en relever. Mes paupières s’alourdissaient déjà, et bientôt je m’endormis.

Au petit matin, je fus réveillé par d’étranges grognements qui semblaient provenir d’une pièce située sous celle où j’avais dormi. Je me redressai, le cœur encore lourd de sommeil, et tournai les yeux vers la porte restée ouverte. L’aube promettait une belle journée. Une odeur douce, presque enivrante, traversait la pièce. Je me levai, la suivis, et découvris dans une pièce attenante une porte ajourée qui donnait sur une terrasse de bois, envahie de glycines.

En contrebas s’étendait un jardin magnifique, quoique laissé à l’abandon. Les parterres débordaient de fleurs sauvages, les arbres fruitiers ployaient sous des branches indisciplinées. C’était de là, sans doute, que venait le parfum qui m’avait tiré hors de la torpeur. Ragaillardi, je décidai de descendre dans le jardin par un escalier étroit que je découvris au bout de la terrasse. À mesure que je m’enfonçais, les grognements s’amplifiaient. Intrigué, je m’approchai d’une étroite fenêtre percée dans le mur de la bâtisse et me penchai pour regarder à l’intérieur.

Ce que je vis — ou plutôt ce que je sentis, tant l’odeur me heurta aussitôt — fut une infection pure : une pièce obscure, saturée de chaleur, où s’agitaient quelques porcs. Leur corps luisant se pressait contre les parois, remuant dans une fange invisible. L’air empestait le mélange de paille souillée, de sueur animale et de pourriture. En même temps que je découvrais la présence de ces voisins du dessous, l’idée que le village — et donc cette maison — fût réellement habité me tiraillait entre soulagement et inquiétude. Je repensai à la silhouette entrevue la veille : était-ce elle, la propriétaire des lieux ?

Je remontai l’escalier pour inspecter le reste de la maison. Rien n’avait changé. La table, la miche de pain, la carafe d’eau, le lit de camp : tout demeurait exactement comme je l’avais laissé en m’endormant. Ce détail m’agaça plus qu’il ne me rassura. Machinalement, j’arrachai encore une poignée de pain, bus un trait d’eau. Puis, ne voyant personne, je pris mon sac et décidai de partir à la découverte du village. En retraversant la ruelle en plein jour, elle n’avait plus rien d’inquiétant. Je pus admirer les vieilles bâtisses, leurs pierres usées, et compris qu’elles n’étaient pas si abandonnées que je l’avais cru. À certaines fenêtres, des bacs fleuris. J’y reconnus des œillets, devenus depuis la révolution un emblème obstiné.

Je débouchai sur le village lui-même. La petite gare réapparut au détour d’une place, et là, au bout, un café venait d’ouvrir. L’idée d’un vrai café chaud balaya d’un coup les miasmes d’angoisse de la nuit. Je pris cette direction sans hésiter.

Ce fut alors que, dans la périphérie de mon regard, je surpris un mouvement furtif. La silhouette. La même. Elle passait entre deux maisons, comme la veille. Mais cette fois l’envie de café fut la plus forte. Je maintins mon pas et mon attention vers la terrasse ensoleillée de l’établissement.

seconde partie

Chaque matin, je prenais place à la même table, sur la terrasse du café du village. Sur un mur défraîchi, un écran plat diffusaient en continu des séries brésiliennes ou des matchs de foot que personne ne regardait vraiment — c’était le bruit de fond discret, un semblant de vie qui ne trouvait pourtant aucun écho. Le patron, un homme sec aux cheveux poivre et sel, me déposait toujours la même tasse de café tiède à la main, sans me demander.

Devant moi, mon carnet ouvert : je tentais d’y écrire quelques lignes, je rayais presque aussitôt. Les mots semblaient se dissoudre à peine nés. À intervalles réguliers, un vieux joueur de cartes venait s’asseoir, tirant de sa poche un paquet bien usé. Il jouait avec un jeune homme, dont les gestes trahissaient une patience mal dissimulée. Parfois, l’un glissait à l’autre une phrase à voix basse ; leurs yeux semblaient m’observer, curieux ou méfiants.

Un matin, un troisième personnage fit son apparition : un jeune homme en treillis, les mains moites, l’air un peu perdu. Je compris qu’il venait d’être démobilisé. J’appris par bribes qu’il avait servi longtemps en Angola, durant la guerre d’Indépendance. Cette guerre — lointaine et pourtant si présente — avait marqué bien des villages portugais par son ombre. Lui, vraisemblablement, s’était échappé d’un bureau administratif pour chercher un peu de répit ici.

Parmi ces habitués discrets, j’étais devenu invisible. Mais aujourd’hui, c’est moi qui osai poser la question, la voix entrée : -- Vous revenez d’Angola ? Le militaire hocha la tête, l’air ailleurs. Il n’en dit pas plus. Un silence s’installa, et je compris que dans ce village, chacun portait en silence ce qu’il ne pouvait dire.

Lorsque je fermai mon carnet, mes doigts effleurèrent l’écran où le match brésilien défila sans passion. Et là, dans le coin de mon regard, à la lisière d’un reflet sur la vitre, je crus distinguer à nouveau la silhouette floue, immobile, en retrait. Et comme la veille, elle s’effaça dans une fraction de seconde. Ce jour-là, l’écriture m’avait échappé plus vite encore que les autres. Je refermai mon carnet sans même raturer, et décidai de marcher. Je suivis une sente qui descendait vers la rivière, mince filet d’eau qui serpentait entre les eucalyptus rescapés des incendies. Leurs troncs noirs portaient encore la trace du feu, mais de jeunes pousses s’acharnaient à renaître. L’air y était plus frais, plus humide. Le clapotement régulier de l’eau contre les pierres avait quelque chose d’apaisant.


Je longeai la rive sans but. Je voulais simplement m’éloigner de mes pages blanches. C’est alors qu’elle apparut.

Sur l’autre rive, entre deux troncs, une jeune femme s’était arrêtée. Le visage franc, les bras nus, un fichu clair noué autour de ses cheveux. Elle leva les yeux et me sourit, sans insistance, comme si ma présence n’était pas une surprise. Rien de plus. Et pourtant, je restai figé.

Je n’avais pas échangé un mot avec une femme depuis des mois. J’avais choisi de vivre seul, retranché, et soudain le manque se fit brutal. Je sentis remonter une soif ancienne — de voix, de chaleur, de partage.

En un éclair, une vision me traversa : elle et moi, une maison, des enfants, une vie simple à bâtir ici, loin de tout. J’imaginai même la langue qu’il faudrait apprendre, ses mots rugueux que je ne connaissais pas.

Mais aussitôt une autre voix, plus dure, s’éleva en moi. L’écriture, ma seule compagne véritable, jalouse, exigeante. La trahir serait perdre tout le reste. Suivre ce sourire, c’était céder, abattre le seul fil qui me tenait encore debout.

Je détournai les yeux. Quand je les relevai, elle n’était plus là. La rivière avait repris son cours, indifférente.


Le lendemain matin, je repris ma place au café. Le patron me déposa la tasse ébréchée avec son geste mécanique, sans un mot. L’écran vissé au mur déversait une série brésilienne où deux acteurs se disputaient en boucle, sans que personne ne suive l’histoire.

J’ouvris mon carnet. Je voulais écrire ce que j’avais vu la veille, consigner la scène au bord de la rivière. Mais dès la première ligne, le souvenir se brouillait. Était-elle apparue entre deux troncs ou au détour d’un méandre ? Le sourire était-il franc ou moqueur ? Je griffonnai trois phrases, puis les rayai aussitôt. La page ressemblait à un champ labouré.

À la table voisine, les deux joueurs de cartes m’observaient par-dessus leurs mains. Le plus vieux tapota son jeu, comme pour marquer une pause. Puis il lâcha, sans lever les yeux quelque chose que je traduisis aussitôt par : -- Certains ici croient voir ce qu’ils veulent. L’autre esquissa un sourire, mais aucun n’ajouta rien.

Je bus mon café d’un trait, amer. Au moment de refermer mon carnet, je crus distinguer, dans le reflet de la vitre derrière le comptoir, une forme immobile. Une silhouette. Elle se tenait là, en retrait, comme si elle attendait que je me retourne. Quand je le fis, il n’y avait que la rue vide.

Le reste de la journée, je ne pus penser qu’à la rivière. J’avais beau marcher dans le village, traverser la place, longer la gare, mon regard revenait toujours vers la direction des eucalyptus.


Je finis par céder à l’obsession. En fin d’après-midi, je repris le chemin de la rivière. La lumière baissait doucement, filtrée par les eucalyptus. Leur ombre longue s’étirait sur le sol, comme si la forêt cherchait à m’engloutir.

Je retrouvai l’endroit exact où je l’avais vue. J’attendis. L’eau coulait avec le même rythme, indifférente. Le vent fit bruisser les feuilles hautes. Rien. Pas un signe. J’eus presque honte d’avoir espéré.

Alors je remarquai quelque chose accroché à une branche basse, juste au bord de l’eau. Un morceau de tissu, clair, froissé, pris dans l’écorce. Je le saisis : c’était un foulard, semblable à celui qui retenait ses cheveux la veille. L’odeur en était presque inexistante, une simple poussière de parfum ou peut-être le parfum de ma propre mémoire.

Je restai là, le tissu entre les doigts, partagé entre le soulagement et la gêne. Était-ce une preuve qu’elle existait réellement, qu’elle avait marché ici ? Ou bien un leurre, un chiffon abandonné depuis des mois que j’avais transformé en signe ?

Je glissai le foulard dans mon sac. En remontant le sentier, je ne pouvais m’empêcher de tourner la tête, persuadé qu’on m’observait depuis l’ombre des troncs.


Le matin suivant, au café, l’air semblait plus lourd qu’à l’accoutumée. Le patron avait baissé le son de la télévision, comme si même le bavardage des feuilletons lui pesait. Les deux joueurs de cartes chuchotaient, les têtes rapprochées au-dessus du jeu.

Je m’installai, le carnet ouvert, la tasse à moitié pleine. Mais je n’écrivais pas : j’écoutais. Les bribes d’échanges me parvenaient par morceaux. Un mot répété : desaparecida. Je ne connaissais pas le portugais, mais le ton me suffit. Disparue.

Je relevai les yeux. Le plus vieux des deux joueurs avait détourné son regard vers moi. L’autre fit mine de battre les cartes trop bruyamment, pour masquer un silence gêné. Le patron passa derrière le comptoir et essuya trois fois le même verre, sans lever les yeux.

Je sentis une sueur froide me couler dans le dos. Disparue… Qui ? La jeune femme de la rivière ? Ou une autre dont je n’avais jamais entendu parler ? Mais pourquoi ce malaise, alors, chaque fois que mes yeux croisaient ceux des habitués ?

Je rouvris mon carnet comme un écran dérisoire entre eux et moi. Les mots dansaient. Je traçai une phrase : Je crois qu’elle existe. Puis je la raturai aussitôt.

Quand je sortis du café, je crus voir, tout au bout de la place, la silhouette. Elle s’était arrêtée net, puis disparut entre deux façades.


J’y retournai un soir, incapable de lutter contre l’obsession. Le chemin descendait entre les eucalyptus noircis, les troncs exhalaient une odeur de résine brûlée mêlée à l’humidité du sol. L’air s’épaississait à mesure que j’approchais de l’eau.

Elle était là. Sur l’autre rive, exactement au même endroit que la première fois. Debout, immobile, comme si elle m’attendait. Son foulard clair retenait ses cheveux. Elle leva la main, un geste simple, presque quotidien, mais je compris aussitôt qu’il m’était adressé.

Un signe.

Je crus qu’elle parlait. Ses lèvres remuaient, mais aucun son ne traversa la rivière. Ou alors trop bas pour que je puisse entendre. J’eus l’impression d’un mot, ou d’un prénom.

Je fis un pas en avant. L’eau n’était pas profonde, je pouvais la traverser. Elle m’attendait, j’en étais sûr.

Puis je la vis vaciller. Sa silhouette se brouilla, comme si l’air la diluait. Un instant, ce fut encore elle — un visage franc, un sourire qui apaisait tout. L’instant d’après, je retrouvai la forme que j’avais poursuivie dans la ruelle : masse molle, vêtement humide, absence de traits. La jeune femme et l’ombre n’étaient qu’une.

Je reculai, pris de vertige. L’eau brillait, immobile. Sur l’autre rive, la figure se tenait encore là, oscillant entre les deux formes. Femme, ombre. Sourire, gouffre.

Je compris qu’il n’y aurait pas de choix. Qu’elles étaient la même chose. Que ce que j’avais pris pour une promesse de vie simple n’était que le double visage de ce qui me hantait depuis toujours.

Je murmurai, sans savoir pourquoi : -- C’est toi…

L’écho s’écrasa contre les troncs. Sur la rive opposée, la silhouette se mit à glisser en arrière, lentement, comme si elle m’invitait à la suivre.


Je regagnai le village à pas lents. Chaque maison semblait différente de la veille. Les volets clos me fixaient comme des paupières lourdes. La place elle-même paraissait plus étroite, comme si les façades s’étaient rapprochées en mon absence.

Au café, la télévision continuait de cracher ses images muettes. Les deux joueurs de cartes avaient laissé leur jeu sur la table, mais ils n’étaient plus là. Le patron, lui, essuyait encore et encore le même verre. Quand j’entrai, il ne leva pas les yeux.

Je m’assis. Je rouvris mon carnet. Les mots venaient, cette fois, mais d’une voix qui n’était pas la mienne. Je le sentais à chaque phrase. Trop longues, trop solennelles. Elles ressemblaient à des phrases qu’on écrivait au XIXᵉ siècle, quand les écrivains croyaient encore qu’un livre devait porter le poids d’un monde entier. J’avais beau vouloir noter simplement ce que je voyais — un café tiède, un écran plat, deux joueurs de cartes —, ma main écrivait comme si elle copiait une voix disparue, une langue enfouie qui revenait s’imposer sur la page.

Ce n’était plus moi. C’était une autre langue, étrangère et familière tout à la fois. Une voix morte, obstinée, qui s’infiltrait dans ma main. Je me surpris à me demander si ce roman n’était pas le mien, mais celui d’un autre, écrit par procuration à travers moi.

Je refermai brusquement le carnet. Autour de moi, personne ne s’était aperçu de rien. Mais je compris que l’ombre qui me suivait n’était pas seulement une silhouette dans les ruelles : elle se cachait dans ma voix même, chaque fois que j’essayais d’écrire. Mais j’avais compris. Depuis le début, elle n’avait été que cela : le roman. Mon roman. L’ombre informe que je traînais depuis des mois. La jeune femme, la promesse d’une vie simple, n’était qu’un masque posé sur ce même gouffre.

Je sentis ma gorge se serrer. Mon souffle se brisa. Tout le reste — le village, le café, les visages — pouvait bien disparaître. Il ne restait que ça : l’écriture, ce monstre qui me collait à la peau, que je ne pouvais ni fuir ni aimer. Je rouvris le carnet. La page, elle, m’attendait encore.