Le décor n’a pas une grande importance. Imagine un bord de mer, de longues allées. Revêtement couleur sable, antidérapant.
D’un côté, la mer immense. Remonte la voix douce de Graeme Allwright : La mer est immense, je n’sais voyager.
De l’autre côté, de hauts pins tournesols dont les basses branches, secouées par un stress hydrique, tentent malgré tout d’offrir une stoïque apparence.
Ce qui manque au capitaine Achab, ce qu’il cherche à harponner, c’est cette forme immense, insubmersible, de couleur blanche. Cette paisible apparence. Le bonheur de ce qu’il imagine être la quiétude d’un poisson dans l’eau.
Un homme promène son chien. L’homme est long mais son ombre plus grande encore. Le chien est maigre, jeune, nerveux. La laisse qui le relie au maître est courte.
Bel exercice à conseiller si tu n’aimes pas te faire rôtir comme un spare-ribs au bord de l’eau. Avise un banc, assieds-toi. Observe la longueur des laisses tenues par ceux qui promènent leurs chiens.
Une femme promène son chien. La laisse est longue. L’animal n’en profite pas.
Elle a noué un paréo autour de sa taille, peut-être pour dissimuler des fesses qu’on supposera proéminentes. Sur sa cheville droite, un tatouage en forme de code-barres.
Les bestioles se sont humées tant et tant que cela les a apaisées. Leurs maîtres font semblant de ne pas voir cet assaut olfactif.
Comme la vie pourrait être plus drôle si l’on pouvait ainsi, comme les chiens, se sentir.
Le parfum est sans doute un des principaux fléaux de l’humanité. Et en même temps une entrée incontournable pour accéder à la civilisation.
Les Noirs disent que le Blanc sent le cadavre.
La mer est immense, celle qu’on voit danser le long, le long des golfes pas très clairs.
Le succès commercial du Parfum tient sans doute au fait qu’on ne puisse plus se sentir les uns les autres en dehors des conventions de l’intime.
Où s’arrête l’intime ? On dit la sphère du privé, et être rond comme une queue de pelle.
Chez les Esquimaux, la nourriture est mâchée par les plus jeunes durant des millénaires pour nourrir les vieux édentés. Leur sphère d’intimité s’est contractée après s’être dilatée avec l’apparition du premier dentiste.
Je ne sais pas vraiment pourquoi je devrais éprouver de l’aversion à ce qu’on me mâche ma viande.
Je ne mange plus que de la viande blanche. Jamais froide.
Manger de la viande froide me rend Noir : j’ai l’impression de manger du cadavre.
Suis allé me baigner ce matin dans le gris général ciel et mer, tout en songeant à l’étoile du Chien.

[…]

Les dents de la mer. Cette pensée en atteignant la bouée jaune : pourquoi les requins ne viendraient-ils pas se nourrir ici, vu la barbue à disposition ? Puis la langue des oiseaux pour se calmer. Revenir tranquillement vers le sable, l’aidant de la mère.
Après que mon frère a failli perdre un œil, on fit piquer le chien.
« Vous avez eu de la chance », dit le docteur à ma mère, comme si c’était elle qui s’était fait mordre.
Le chien fut enterré près du tas de fumier, au fond du jardin. Nous venions prier pour son âme de chien, mon frère pas rancunier et moi-même. Puis on allumait une liane et on fumait comme les adultes. Ça faisait tousser, c’était âcre.
Là-haut, dans le ciel, les nuages formaient des têtes de chien. On disait : « C’est lui, tu vois, il ne nous en veut pas, il est bien plus heureux là où il est. »
Au catéchisme, le curé essayait comme il le pouvait de nous extraire de notre animalité. Devenir humain, c’était déjà être propre.
Dans le feuilleton Thibaud des Croisades, les Sarrasins étaient aussi des Maures. Ils traitaient les chrétiens de sales chiens.

[…]

Ce chien a été renversé par une voiture dans le virage où nous habitions. Mon père a rentré la voiture dans la cour et a dit : « Bon, qu’est-ce qu’on mange ? »
Je suis ressorti de la maison ; le chien vivait encore. Son souffle était court et il pleurait. J’ai essayé de le caresser mais il a montré les dents.
Ma mère m’a appelé juste à ce moment-là : « Viens mettre la table. »
J’ai approché la main encore une fois et le chien n’a plus émis le moindre grognement. Il était mort.
Ce que les êtres humains ont dépensé en énergie, en inventivité, pour ne pas se sentir, tient du prodige. Un prodige bête à manger du foin, aurait dit mon grand-oncle, qui a toujours fait semblant d’être sourd.
Il disait les choses les plus insensées car il faisait semblant de ne pas prêter attention aux commentaires. Une sacrée force de caractère. Ou bien un égoïsme invraisemblable. Je n’ai jamais décidé vraiment qu’en penser.
Caractériser les gens par leur odeur. Mon grand-oncle sentait la foudre. Sa sœur, ma grand-mère, avait un souffle parfumé au grain de café.
Mon grand-père sentait l’essence et le cambouis. Sa vraie vocation aurait été d’être mécanicien auto mais au lieu de ça il avait senti le sang toute sa vie. D’abord à la guerre, il avait commencé à tuer des poulets dans une ferme allemande. Puis sur les marchés parisiens, où il vendait des lapins, des poules crevées.
Patty, la petite chienne caniche, sentait le chien mouillé.
J’ai longtemps fumé. Après mûre réflexion, c’était pour ne pas sentir l’odeur du monde. Trop d’émotions.
Quand j’ai arrêté, je n’ai pas découvert un nirvâna olfactif. J’ai noté que ma chatte n’a pas une haleine merdique, nonobstant le nombre de fois où elle lèche son derrière dans la journée.
On dit qu’il fait un temps de chien, malheureux comme les pierres. Aujourd’hui c’est canicule.
Je n’aborde pas les chiennes spécifiquement. Il faudrait un volume dédié.
Sortir le chien. C’est à l’aube ou à la nuit tombée. Un énorme chien, je m’en souviens.
Le poissonnier de la grand-rue de l’Isle-Adam devait dégager une odeur hostile. Le gros chien l’a mordu. Il a fallu le piquer lui aussi. Le chien, pas le poissonnier.
La peur et l’odeur. Sur quel critère culturel disons-nous : ça sent bon ou mauvais ?
L’ouïe c’est pareil. Quand tu dois dormir dans le tintamarre, tu découvres des rythmes internes insoupçonnés.

[…]

Je me demande si je ne suis pas un peu de ce chien qui mordit mon frère à l’œil. J’en ai longtemps éprouvé de la culpabilité.
J’aurais mérité d’être passé au fil de l’aiguille moi aussi. Piqué une bonne fois avec du sérum noir.
De tous les canidés que j’ai connus, seul un cocker savait faire de vrais yeux de cocker. Juste après vient un boxer, mais l’effort lui coûta tant qu’il mourut jeune.
Le fil utilisé pour recoudre l’œil de mon frère devait être une sorte de fil de pêche.
Que peut-on ressentir d’être piqué, quand on est vieux, qu’on a passé une vraie vie de chien auprès d’hommes frustrés, et qui pour un oui pour un non vous battent ?
Finalement je choisis une salade au poulet grillé, tomates, salade. Un mixte qui, dès la première bouchée, manque de me faire dégobiller.
Quand les gens s’ennuient je m’amuse. Et quand ils s’amusent je m’ennuie.
Toute agitation extérieure titille mon troisième œil, ce qui m’empêche de m’affoler.
C’est en grande partie à cause de cela qu’on m’a longtemps traité d’autiste.
Seules l’odeur d’ail ou d’oignon grillés réussissaient à me faire saliver. Je me plaçais devant les fourneaux, langue pendante.

[…]

L’homme et la femme se toisent en se concentrant en même temps sur ce que font leurs animaux.
Ce pourrait être l’occasion de quelque chose qui ne se produit pas. On sent cette tristesse dans la distance qui s’installe lorsque l’homme marche vers l’est et la femme vers l’ouest.
Pas un seul jappement chez les chiens.