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Carnets | janvier

Le Tao face au capitalisme du bien-être : retrouver la paix dans l’imprévisible

Les Chinois ont regardé l’ordre du ciel avec une admiration si entière qu’ils ont voulu lui donner un équivalent sur terre. Le confucianisme a été ce modèle : un monde réglé comme une horloge, l’empereur au centre, soleil humain censé refléter le mouvement immuable des choses. Sauf que la terre ne consent pas à l’immuable. On peut calculer l’éclipse dans mille ans, mais on ne sait pas dire le temps qu’il fera demain. Ici, tout dévie, tout bifurque, tout surprend. L’imprévisible n’est pas un accident : c’est la loi du sol. Tchouang Tseu le prend au sérieux et en tire une méthode. Le Tao, chez lui, n’est pas un slogan de bien-être ; c’est une discipline d’accueil. Se fondre dans l’événement, ne pas lui opposer une raideur inutile, laisser passer les choses sans les prendre pour soi. Aucun effort n’est plus précieux que celui de ne pas s’arc-bouter contre ce qui arrive. Montaigne dira plus tard quelque chose d’analogue, Spinoza aussi : le bonheur n’est pas dehors, la tristesse non plus, et nos catastrophes viennent souvent de ce que nous faisons nôtre ce qui ne nous regarde pas. À partir de là, tout se joue dans une économie du désir : apprendre à ne pas courir derrière les objets comme s’ils pouvaient nous stabiliser. Ce qui rend notre époque si fatigante, c’est qu’elle a remplacé ce vieux trésor d’expérience par une fabrique continue de sens factice. On n’a pas seulement oublié les philosophes : on les a rendus inutiles. Le bonheur est devenu un marché, et le marché a besoin d’un désir qui ne se satisfait jamais. Le mot d’ordre n’est plus “comprendre” mais “kiffer”. Chaque plateforme, chaque écran, chaque notification te rappelle que tu dois vouloir quelque chose maintenant — et que si tu ne veux rien, tu sors du champ. L’algorithme n’aime pas le silence. Il faut produire, réagir, s’acheter une émotion prête à l’emploi. Dès qu’une inquiétude apparaît, une boutique s’ouvre, un stage promet de la dissoudre, un discours l’enrobe de recettes. Le consommateur idéal est un être affamé qui confond ses besoins avec des objets disponibles. On lui vend la paix au mois, la joie en abonnement, la liberté en forfait. Et quand il obtient ce qu’il a désiré, on a déjà prévu le désir suivant. Ce mouvement n’est pas une théorie : on le sent dans les corps, dans la vitesse, dans la fatigue, dans ces maladies qui reviennent sous d’autres noms — dépressions, burn-out, effondrements nerveux — comme si la vieille détresse humaine trouvait simplement des costumes neufs pour traverser nos villes bien éclairées. Je ne crois pas qu’on sorte de là par une doctrine de plus. Je le vois mieux dans un autre endroit, plus bas, plus bruyant : les ateliers où je peins avec des enfants. Eux ne cherchent pas le bonheur, ils le confondent avec le fait de vivre. Ils passent du rire à la colère, de la concentration à l’oubli, sans se sentir obligés de tenir une image d’eux-mêmes. Ils sont imprévisibles, et c’est leur santé. Alors j’essaie, moi aussi, d’entrer dans leur rythme : me fondre dans le brouhaha, dans la justesse nue des réactions, sans m’arc-bouter contre l’événement. Je sors rincé parfois, mais remis à sa place. Et sur la route du retour, au volant de ma vieille voiture cabossée, il m’arrive de rire tout seul : un rire qui n’achète rien, qui ne prouve rien, qui ressemble, pour une minute, à la paix. illustration Photographie Dominique Kret, 2019|couper{180}

Carnets | janvier

Le pays des purs

Je suis parti sans plan, avec cette idée molle mais tenace d’aller vers un ailleurs qui me tirait depuis des années. L’ancienne route de la soie était là, comme un axe possible. Par Zahedan, je me suis retrouvé à une cinquantaine de kilomètres de la frontière du Pakistan. Le car venait de Téhéran. Depuis quelques heures j’attendais dans la petite gare routière, assis dans une des rares zones d’ombre. La chaleur écrasait tout. Pas de vent. Les façades blanches en pisé renvoyaient la lumière avec une force presque liquide ; l’air tremblait. Il devait être deux heures de l’après-midi. Les ombres étaient courtes, le contraste dur, et cette ville vide me rappelait Catane sous le soleil, ces rues larges où personne ne marche. Un pick-up a surgi dans une pétarade, levant un nuage de poussière. Quelques hommes à l’arrière, silhouettes afghanes sans doute, qui remontaient vers Quetta ou plus loin encore. Je me suis levé, j’ai fait signe. « Mirjavé ? la frontière ? » Le chauffeur a hoché la tête dans le sens qui veut dire oui ici, et m’a indiqué du pouce la plateforme. J’ai saisi mon sac et j’ai grimpé. L’air de la course me faisait déjà du bien. Je voulais passer avant la nuit. On a quitté la ville. La piste longeait un grillage interminable ; les derniers kilomètres étaient un no man’s land de poussière et de silence entre l’Iran et le Pakistan. À Mirjavé, le poste de douane était une pièce basse saturée de mouches. Un gros homme en uniforme, trempé de sueur, ne luttait plus. Un ventilateur tournait sans conviction. Des papiers s’empilaient partout. Dans un coin un autre homme dormait sur sa chaise. Les formalités ont été rapides. Nous n’étions que quelques voyageurs à attendre le bus qui repartirait dans le désert. Le chauffeur pakistanais était un grand diable, peau brune, blanc des yeux éclatant, rire facile. Sa bonne humeur tranchait avec les visages fermés autour de moi. Il gesticulait, plaisantait, nous aidait à fourrer les sacs dans les flancs cabossés de son véhicule, fer blanc martelé comme un vieux navire de route. À peine assis, il a mis la radio très fort, a tapé le volant en mesure, s’est retourné vers nous en riant. Le soir est tombé vite. À six heures il faisait déjà nuit. Éreinté, je me suis assoupi. Un coup de frein, puis l’arrêt, m’ont réveillé. Sous la faible ampoule du plafonnier les corps se dépliaient au ralenti. « On descend », a lancé le chauffeur. Le bus s’était ensablé. Il fallait pousser. On s’y est mis tous ensemble, dans la poussière froide du soir, à ahaner au même rythme. Plus loin la piste se perdait, se resserrait, s’élargissait sans logique ; dans le désert, les kilomètres ne comptent pas comme sur une carte. Quand enfin le bus a bougé, un rire collectif a jailli, bref, nerveux, puis chacun est remonté. Il devait être tard. Je n’ai jamais eu de montre. Les autres ont sorti pain, gourdes, paquets froissés. On mâchait en silence. Je n’avais rien. Un homme entre deux âges m’a tendu un morceau de pain rond et de l’eau. Il souriait simplement. J’ai remercié, j’ai mangé vite. L’aube a levé une lumière pâle sur les passagers. Je les regardais vraiment pour la première fois. Visages fins, barbes soignées, turbans rayés de beige et de rose, fatigue aux yeux. Mon esprit de lecteur plaquait encore ses images anciennes, mais ce que j’avais devant moi, c’était des hommes en route, concentrés sur leur traversée. Quetta a fini par surgir le lendemain en fin d’après-midi, après un pneu crevé et d’autres ensablements. Le bus s’est arrêté dans un nuage de poussière sur la grande place du terminal. Les compagnons ont récupéré leurs sacs, se sont dispersés aussitôt, et je suis resté seul au milieu du bruit. Autour, des bâtisses basses aux toits plats, des échoppes au ras de la rue, des enseignes illisibles pour moi. J’ai cherché une traduction en anglais, presque rien. Un panneau d’hôtel, enfin. J’y suis allé. Le soir descendait. Des enfants m’avaient repéré ; ils tournaient autour de moi en criant d’où je venais, qui j’étais. L’un disait « doctor », pour rire, pour voir. Je faisais non de la tête. Ils riaient encore : ici, ce geste veut dire oui. Illustration Photographie de voyage, pb, 1986|couper{180}

carnet de voyage

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Cri pour vivre : sortir de la survie et des poncifs sociaux

Cassez-vous. Je ne parle pas à la foule abstraite, je parle à vos visages précis : le type au guichet qui a levé les yeux au ciel quand j’ai bégayé, la voix neutre au téléphone qui a récité “procédure” pendant que je suffoquais, le petit chef qui sourit en coin au moment où il appuie, le banquier qui me tutoie pour mieux me tenir, celui qui me regarde comme une ligne de dossier au lieu d’un corps. Vous, et la petite musique que vous traînez derrière vous, celle qui dit : reste à ta place, fais profil bas, remercie encore. Je vais vivre. À coups d’ongles d’abord, parce que c’est avec ça que je suis là, les mains, la peau, le souffle ; à coups de barre à mine si vous me coincez dans un angle ; à coups de couteau si vous passez la limite ; à coups de bite, oui, s’il faut que le désir me tire hors du trou. Vivre, pas tenir jusqu’à demain, pas ramper en espérant une pause, pas sourire pour qu’on me lâche. Vivre comme on se redresse après la gifle, vivre comme on crache ce qu’on a avalé de travers, vivre en laissant sortir le trop-plein et le trop-vide que vous avez versé en moi quand j’étais trop jeune pour fermer la porte. Centimètre par centimètre, en passant sous vos fils barbelés, vos leçons, vos “il faut”, vos manières de me faire croire que je suis coupable d’exister. Je vais vivre, oui, vivre sans demander pardon, vivre sale s’il le faut, vivant comme un cochon avant l’abattoir — pas héroïque, pas propre, pas sage : en couinant quand ça fait mal, en riant quand ça déborde, en chiant quand il faut vider, en bouffant quand j’ai faim, en jouissant quand ça vient, et que ça vous plaise ou non, parce que c’est ça, finalement : être là, entier, et ne plus vous laisser décider de la place de mon souffle. illustration Huile sur toile ébauche, pb 2019|couper{180}

profération

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Pourquoi le désordre revient toujours : une leçon de Bateson au Luxembourg

Quand sa fille demande à Gregory Bateson : « Papa, c’est quoi l’ordre ? », il répond qu’on a chacun le sien, mais que ça ne change rien au fait simple : les choses ont plus de chances de se mettre en désordre qu’en ordre. Cette phrase me revient au Luxembourg. Je passais là des journées entières, vides au bon sens du mot. Je tirais une chaise de fer jusqu’au bassin central. La peinture verte s’écaillait sous les doigts ; le métal était chaud au soleil, puis froid dès que l’ombre tournait. J’écoutais sans choisir : les cris des enfants, le roulement des poussettes sur le gravier, le jet d’eau qui insistait au milieu comme une respiration régulière. À force, je m’endormais. Et dans ce demi-sommeil une autre musique apparaissait, faite de tout ça ensemble, mais tenue, unifiée, comme si le parc avait une phrase à lui. Sur l’eau, les restes de la journée dérivaient : brindilles, papiers de bonbon, bouts de bâtons de glace, un pétale, une capsule de plastique. Ils se rapprochaient, se poussaient, finissaient par se coller par familles imprévues. J’aimais cette petite géométrie lente. J’y cherchais sans doute un ordre, mais pas celui du ciel : un ordre à hauteur d’homme, le mien, fabriqué par la manière même dont je regarde et dont je range ce que je vois. Il suffit parfois de nommer les choses pour qu’elles se mettent à tenir ensemble. J’ai toujours eu cette impression : une intuition de départ qui appelle une réalité, non pas magique, mais presque fatalement produite par l’attention. J’ai vécu longtemps dans le désordre, pour le laisser travailler sur moi. Le laisser m’exposer, m’obliger à le traverser. Vivre dans le désordre est une compétence rude : on apprend à marcher au milieu des empilements, des retards, des principes qui traînent, des « il faut » qui encombrent autant que les objets. Quand je me suis pris, certains jours, pour un petit démiurge domestique et que je me suis mis à ranger à la chaîne, je n’ai pas trouvé de paix : j’ai trouvé une autre confusion, plus sèche, plus morale, celle qui croit sauver la vie en alignant des choses. Créer de l’ordre, au fond, c’est facile. Cela ressemble même à une solution. J’ai rangé mon atelier récemment parce que j’y reçois des élèves : j’ai passé un chiffon sur les tables, fait des piles, dégagé les sols, pour ne pas avoir l’air trop “cochon”. L’ordre rend d’abord présentable, et c’est déjà beaucoup dans une économie d’apparences. Une habitude, dit-on, se fixe en trente jours ; on y met de la régularité, et très vite on y tient. Mais dès qu’on tourne la tête, le désordre recommence son travail tranquille, comme la poussière, comme la végétation. Il n’a pas besoin de nous, alors que l’ordre, lui, dépend de notre regard, de nos catégories, de notre fatigue aussi. Parfois je me dis que c’est peut-être ça, la vérité nue : ordre et désordre ne sont pas des ennemis dans les choses, mais deux complices dans notre esprit, deux façons nécessaires de continuer à croire à une réalité stable. illustration Photographie noir et blanc pb 1985|couper{180}

Auteurs littéraires réflexions sur l’art

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Confession d’un salaud repenti (mais pas trop)

Purée, comme j’étais bien. Je grugeais sans scrupule, pas par bravade : par facilité, par faim de vitesse. Je trichais comme un cochon — expression débile, au fond : un cochon, lui, ne triche pas, il vit. Moi je trichais, et j’aimais ça. Bouffer comme un salaud, rire quand ça passait, dormir tranquille après. Purée que c’était simple : bander, baiser, repartir, tournant dans ma petite roue comme un hamster content de sa cage, chaud, planqué avec son magot. Je volais vraiment, tu sais, et ce n’était pas que des portefeuilles : je volais du temps, de l’attention, je te volais toi. Puis ton cœur en chocolat et tes lèvres trop belles ont fini par me donner la nausée. Trop de sucre, trop de cinéma, trop de mensonge même dans la tendresse. Alors j’ai lâché : stop, allô, assez. Pas par vertu — par hygiène. Pour raison de santé, je vais tâter l’honnêteté, voir si ça tient debout. C’est con, oui : j’aimais bien quand j’étais juste un salaud. Mais je commence à croire que ça me tue à petit feu. illustration Acrylique sur papier pb 2007|couper{180}

profération

Carnets | janvier

10 janvier 2019

Parfois la désobéissance peut sauver de l’indignité. Je crois même qu’à chaque fois que j’ai désobéi à une injonction c’est que celle ci entamait mon intégrité. Je ne parle pas de sevrage bien sur, ni de savoir patienter pour mieux désirer. Non ce n’est pas cela, je sais obéir quand il s’agit de calmer mes pulsions meurtrières ou ne pas me jeter sur la première jolie femme passant à ma portée pour l’assaillir de caresses et d’attouchements. La désobéissance advient lorsque l’on touche à une partie précieuse de mon être, ma liberté notamment, toucher à celle-ci c’est insulter mon intelligence. Bien sur cette liberté n’est pas le droit que je m’octroierais de tout faire n’importe comment. Non, il faudrait vraiment que je devienne désespéré pour agir de la sorte, et encore, me connaissant assez bien désormais je dirigerais plutôt cette violence envers moi-même plutôt que de la reporter sur une ou un autre. Dans cette agitation magistrale que l’on voit s’élever un peu partout dans le monde et qui manifeste en fait un ras le bol de notre mode de vie, l’intelligence et l’art ont leur rôle à jouer. L’artiste se doit de désobéir à tous les poncifs qui entament sa liberté de créer naturelle. Et parfois si ses œuvres manifestent de la violence, de la cruauté et provoquent un malaise chez le spectateur c’est qu’elles touchent justement à des frontières fragiles entre bienséance et sauvagerie. Or nous voici parvenus dans un univers artistique qui raconte cela la plupart du temps du bout des lèvres comme pour dire regardez je suis un artiste je sais tout cela mais je vais le dire de façon à ne pas trop vous déranger. A quoi cela sert il en 2019 de peindre de jolis paysages, de jolies fleurs, de beaux portraits, face à un monde qui s’enfonce de plus en plus dans la barbarie. Nous voici pris entre deux types de barbaries d’ailleurs et c’est bien pour cela que la peur devient de plus en plus prégnante. La barbarie habituelle qui existe depuis le fond des ages, ou il s’agit de tuer, de piller, de violer invoquant je ne sais quel prétexte de race, de religion, et je ne sais quoi encore indique surtout qu’il faut un prétexte pour la laisser se déployer à sa guise. Le prétexte validerait la violence. Mais c’est complètement faux , la violence est souvent sans raison, c’est même dirais je ce qui la caractérise le plus. On assiste désormais à une nouvelle forme de barbarie, plus vicieuse, plus intelligente, si je puis dire c’est la barbarie économique qui pour accomplir le bien être d’une poignée de nantis est capable de détruire des pays entiers, de détruire des écosystèmes antédiluviens, saccageant tout sur son passage aussi surement qu’un Attila d’antan qui comme chacun le sait une fois le sabot de son cheval ayant foulé un sol aucune herbe ne pouvait y repousser. La violence depuis toujours serait donc l’état naturelle de l’homme et dans ce cas seuls les plus puissants se seraient transmis ce secret de pères en fils comme une caste jalouse de ne pas partager ses privilèges. Hier aux informations télévisées j’apprends que 27 personnes seulement détiennent autant de richesses que la moitié de l’humanité alors que l’année précédente elles étaient 50. Imaginez vous les querelles de palais qui se jouent même au plus haut niveau de la hiérarchie du pouvoir..Même eux, et peut-être surtout eux ne sont pas épargnés par cette violence consubstantielle, d’autant qu’ils en connaissent parfaitement l’existence comme les tenants et aboutissants. Le sage s’en fout qui profite de l’instant c’est vrai. Le problème réside dans cette sagesse qui s’oppose passivement à cette violence. Gandhi a fait beaucoup pour la non violence dans un pays ou la violence est magistrale. Et pour finir il en est mort, assassiné. Martin Luther King a fait beaucoup pour que les hommes noirs soient reconnus autrement que comme des bêtes et dans une grande mesure il a réussi. Puis il est mort assassiné. Je ne parle pas de Jésus Christ et pourtant il y aurait aussi à dire car c’est bien toujours le même parcours qui s’effectue d’une voix qui s’élève plus haut et plus fort dans le désert de notre torpeur qui touche nos cœurs, les éveille un instant, puis s’évanouit balayée par le drame. Les irlandais ont voulu avoir des couilles pour lutter contre l’oppression britannique, ils ont voulu reprendre le flambeau des antiques batailles qui ne souciaient pas de sagesse mais de force et de courage. Et tout cela en vain également. Qu’est ce qui peut faire bouger les mentalités pour que tout cela cesse ? L’aventure des gilets jaunes était porteuse d’un espoir se rapprochant de cette volonté que cela cesse et l’on voit bien la difficulté au sein même du mouvement concernant la manière d’agir. C’est ce doute qu’auront relevé les observateurs, les médias toujours à l’affût des failles, et bien sur le gouvernement. Cette hésitation naturelle entre dialogue et saccage, c’est la même hésitation que tous les braves gens entretiennent quand l’injustice devient vraiment évidente. L’éducation et les valeurs d’une soi disant République incitent à la réflexion et à la mesure afin de protéger ce que celle ci nomme encore » nos valeurs » . Mais quelqu’un qui a faim et qui doit nourrir ses enfants se soucie t’il vraiment encore de valeurs vraiment ? C’est qu’il faut une sacrée dose de courage et surtout de bêtise pour continuer à respecter les feux rouges quand derrière soi un tsunami rugit. Nous sommes dans une salle de cinéma et l’incendie vient de se déclarer, notre monde brûle et se déchire sous la montée des tyrannies et des dictatures d’une poignée de cyniques qui eux ne sont pas dans la salle. Ils regardent les bras croisés comment nous allons nous en sortir sachant que de toutes manières que nous soyons paniqués ou calmes ils en tireront encore les marrons du feu. Que nous soyons violents dans notre volonté de survie, ils appelleront la troupe pour nous contenir dans le sang et les larmes. Que nous soyons pacifiques ils pondront de nouveaux décrets pour nous inciter à croire qu’ils nous ont compris mais il n’en sera rien la vie continuera comme avant soyez en certains. Comme la violence est sans raison le pouvoir est sans scrupule et fera tout pour rester en place. Quelque soit ce pouvoir. J’en appelle à toutes les bonnes volontés, aux artistes surtout qui ont l’habitude de vivre le risque et de risquer leur vies afin de proclamer la désobéissance générale. J’en appelle à tous les artistes du monde pour poser leurs œuvres en intermédiaire entre le monde et eux et que le thème soit leur désobéissance, et la notre.|couper{180}

Carnets | janvier

08 janvier 2019

Et en même temps comme un puzzle à l’envers toutes les pièces une à une voltigent lentement autour de l’espace de la toile ou dans celui-ci avant même d’avoir donné le premier coup de fusain, de pinceau. Tout est déjà fini comme rien ne l’est vraiment. Grattement de l’occiput, nerveux, à s’arracher les derniers cheveux qui me resteraient encore s’il ne faisait beau. Si tout à coup j’ouvrais en grand la porte de l’atelier et que je me tienne sur le seuil à respirer à pleins poumons. Il fait beau, oui comme jamais, comme toujours quand on touche du doigt le silence, au delà des désordres apparents et des ordres aboyés, implorés. Je m’en fiche de la surface blanche elle n’existe pas plus que la main qui s’élance vers l’au delà d’ici. Je m’en fiche de m’en foutre en prime, en sus, je nage le regard perdu dans le bleu sec et froid en tirant lentement sur ma tige. Je m’en fiche qu’hier tout à commencé demain tout sera fini je m’en fiche je suis bien là j’en suis sur désormais quoiqu’il advienne et bien sur il adviendra des jours de chien, des jours de loup, des jours aussi entre rien et tout comme d’habitude Je m’en fous tout est déjà fini Il ne manquait plus que moi comme seule ombre au tableau. Je m’en fous que tout soit à recommencer tous les jours De jouer des coudes des pieds pour naître Tout est déjà fini juste le temps de fumer une cigarette si rapide si brève que tout est encore à oublier que tout est encore à réaliser. tout est déjà fini m’a dit l’ombre d’un merle sur la branche d’olivier cet hiver.|couper{180}

Carnets | janvier

07 janvier 2019

Aujourd’hui, je contourne une difficulté qui m’a collé des années : vouloir réussir quoi que ce soit. Je pose la toile, je m’assieds, et à chaque touche je ferme les yeux. Le pinceau avance sans contrôle visuel. Je sens seulement la résistance de la toile, l’épaisseur de la peinture, la zone humide qui s’élargit. Je continue jusqu’à recouvrir toute la surface de taches sans intention claire. Quand j’ouvre les yeux, le tableau est là, devant moi, et je le reconnais aussitôt comme “raté”. Pas parce qu’il est laid, mais parce qu’il tombe en dehors de l’idée que je me fais du réussi. Je suis face à l’envers de mon vieux réflexe. Pourquoi ce réflexe existe-t-il ? Qu’est-ce qui, en moi, décide qu’une toile vaut ou ne vaut pas ? Je reviens toujours à l’enfance, à cette confusion fondatrice. Chez mes parents, réussir sa vie voulait dire une chose simple : un bon poste, la même entreprise, la progression lente, les échelons gravis un par un. Ce n’était pas une opinion, c’était une loi domestique, transmise sans discussion, comme si elle avait toujours été là. En 1974, cette loi a explosé. Mon père a reçu sa lettre de licenciement après quinze ans d’entreprise. Il était passé de représentant à directeur commercial. Il travaillait tout le temps, allait au Conservatoire des Arts et Métiers le soir, courait après ce modèle avec une obstination dont je ne voyais que les effets secondaires : fatigue, impatience, colère. À la maison, il était là sans être là. Tout ce qui n’entrait pas dans la “réussite” l’agaçait : changer une ampoule, réparer une prise, c’était du temps volé à l’essentiel. Après le licenciement, le silence est tombé sur lui comme un couvercle. Son idée de la victoire s’écroulait, et avec elle la stabilité qu’il nous imposait. Mes notes et celles de mon frère se sont mises à chuter dans le même mouvement, comme si on glissait ensemble dans un pays où l’échec devenait la langue officielle. Les reproches pleuvaient : nous ne faisions pas que rater l’école, nous ratissions dans sa plaie. À partir de là, j’ai vécu avec une certitude étrange : on échoue. On échoue d’abord, on échoue beaucoup, et la réussite n’est qu’un accident fragile. Je n’en voulais à personne ; je l’ai pris comme une constante de ma vie. À chaque ratage, quelque chose se dégradait en moi, mais j’avançais quand même, en accumulant ces échecs comme des trophées que personne ne voit. Peu à peu, mon esprit a relié tout ça : les déboires professionnels, les histoires d’amour qui s’effondrent, les voies abandonnées à mi-chemin. Comme si l’échec était devenu ma compétence la plus stable. Le jour où j’ai compris que je cherchais l’échec autant que d’autres cherchent la réussite, un verrou a sauté. J’ai cessé d’y voir une malédiction ; j’y ai vu un système. La réussite des autres m’a alors paru transparente dans sa fragilité : un ami “installé”, une femme à son bras, des signes de bonheur bien tenus… je n’enviais rien de tout ça. Je voyais le fil qui pouvait casser. L’échec, lui, avait une régularité rassurante : on s’y retrouve. Et j’ai fini par m’en servir. Dans la photographie, j’ai appris à tirer du négatif un positif. Dans un labo, on sait que l’image passe par son contraire : elle naît d’une inversion, d’un travail sur ce qui manque et ce qui se ternit. J’ai travaillé ainsi, seul, obstiné, sans croire vraiment à la victoire finale. Chaque étape franchie était aussitôt contestée par une exigence nouvelle ; avec ma patronne artiste, nous oscillions entre louanges et critiques, et notre relation suivait la même houle. Ce que j’ai appris, au fond, c’est que la réussite et le bonheur sont souvent des chimères héritées, poursuivies sans examen, comme la trajectoire “normale” qu’on vous met dans les mains enfant. Les catastrophes ont au moins cette vertu : elles percent le décor, elles réveillent. Elles vous obligent à regarder ce qui est à vous, même si ce qui apparaît ressemble, à première vue, à un tableau raté. illustration huile sur toile, pb 2019|couper{180}

Carnets | janvier

5 janvier 2019

Petit train. Le voyageur est calé, et par la vitre il regarde défiler un paysage déjà vu avant même d’apparaître : morceaux d’autres trajets, restes de cartes postales, visions mâchées par la mémoire et recrachées en bouillie. Fermer les paupières, c’est entendre mieux. La joue contre la vitre glacée, la chaleur du visage s’y étale, et l’odeur de chien mouillé remonte, tenace, dans ce wagon tiède. Les roues font leur chant régulier, une scie douce. On est porté, bercé, agité par les ondes, par les vibrations, par cet air froid qui s’infiltre aux jointures et polit le front comme une pierre. Alors il faut attendre que ça passe. Attendre que les pensées se fanent. Attendre que le souffle se vide et se remplisse. Attendre que le corps se réveille dans son propre tissu. Attendre la marée au creux des reins. Attendre, puis se lever d’un coup, danser dans la tête, retomber. Attendre encore jusqu’à se faire mal. Trembler de rage, de peur, de désir, de rien. D’un café trop clair, d’une clope rêvée, d’une fille qui n’est pas là, d’une faim qui change d’objet avant d’être nommée. Bouger, sauter, se défiler, passer, traverser, aller plus loin — au fond, dans la gorge du non-dit où tout se retourne. Un vide sans fond, la sensation de chuter, mais à l’envers, comme si l’envol était une autre forme de chute. Et puis la porte coulisse. La contrôleuse avance dans l’allée, uniforme propre, regard neutre. « Monsieur, votre titre de transport, s’il vous plaît ? » Le flux se coupe net. Autour, les autres passagers redeviennent visibles : rangés, muets, à demi endormis, en attente d’eux-mêmes. Une file d’êtres pas encore nés, ensablés dans les possibles, posés là comme sur une plage sans horizon. Ça attend aussi, collectivement, sans savoir quoi. « Mais quand est-ce qu’on va nager ? Quand viendra la marée ? » La marée ne viendra pas. L’eau se retire toujours. Elle laisse une sécheresse blanche, un goût de lune sur la langue, et l’impression que l’expérience recommence sans cesse au même point, cent fois, mille fois, dans l’à-quoi-bon, dans le peut-être. Alors on appelle les saints et les anges comme on appelle un numéro d’urgence. Jésus, Marie, Joseph et toute la clique. Psychopompes au chevet des débris d’espérance. Dites-le, bordel. Dites que vous vous faites chier dans l’azur, que l’inéluctable colle vos ailes, que l’ennui n’apporte pas toujours la grâce, que demain sera le jumeau d’aujourd’hui, que l’avenir est déjà dans la boîte. Nous pédalons pour faire tourner les bobines d’un cinéma cosmique : le moi-je spectateur y est le rien et le tout, avale son pop-corn, applaudit à l’amour, et s’ennuie en même temps que le film continue. illustration Photographie noir et blanc, Dominique Kret, 1989|couper{180}