Tout dire de soi d’un seul coup, comme on allume une mèche trop courte. Pas demain, pas plus tard, maintenant, avant que la machine ne le fasse pour moi. Elle saura recomposer mes gestes, mes goûts, mes silences, mais sans frottement, sans contradiction. Une biographie propre, sans échec, donc sans vie. Alors je préfère l’éclat, le désordre. J’écris comme on se jette : à la vitesse d’une chute, sans parachute, quitte à me fracasser sur mes propres mots. Un kamikaze ne gagne rien, il ne sauve rien. Il fait seulement le geste. Ici, c’est le même : tout donner, dans l’espoir qu’il reste au moins l’écho d’un heurt. Pourtant il me reste assez de désespoir pour quitter la chaise et me relire. Ce simple geste me surprend. Il me replace dans la vie.
Et puis il y a ce coffret. Dedans, la tentation d’en finir, posée sur son coussinet de velours rouge. Parfois je l’ouvre, je regarde, je referme. Ça me suffit. Comme ces slogans figés dans la faïence, plaqués sur les façades des villégiatures petites-bourgeoises.
Ma censure est aveugle. Elle laisse passer l’accident, l’incohérence, l’inutile. Là où la machine supprime. J’avance parce que je ne sais pas ce que je retiens. Ce non-su, c’est encore vivre.
Les pièces sont là, pêle-mêle, dans la boîte. Pas de modèle sur le couvercle. Pas de nombre exact. J’essaie pourtant de reconstruire. Peut-être l’exactitude surgira en chemin. Peut-être pas.
Vivre, c’est peut-être ignorer. Dans cette ignorance il reste une part d’espoir, qui se retourne souvent en déception. Mais faut-il appeler ça intelligence ? Et l’intelligence a-t-elle jamais été contre la vie ?
De quelle vie parles-tu ? La tienne, ou une autre, inconnue. Ici il faut accepter que les mots aient un sens, un sens partagé. Retrouver le mot juste, celui qui s’emboîte dans le trou du puzzle. Alors seulement peut surgir une lueur.
Tu n’avais pas envie de te rendre dans la Loire hier soir. Mais la date était inscrite à l’agenda. Chose promise, chose due. Un peu à contrecœur tu es sorti. S. fulminait : « Tu t’engages dans des choses et puis d’un seul coup tu laisses tomber, tu le sais, ça c’est fatigant. » Je me tais. Je ne dirai plus rien. Puisque tout ce que je peux dire… Alors je change : tu as l’adresse ? tu l’as inscrite dans le GPS ? S. se concentre sur Maps, toi sur la route. Belle soirée d’automne. Lueurs sur les feuillages, collines à gravir, air frais qui entre par la vitre entrouverte. Évidemment on se perd. Se perdre est incontournable. Mais tu as décidé de te taire, d’explorer ta patience. Un homme ça s’empêche. Au bout du troisième tour je cède : « Bon, on rentre. » Fureur de S. Je me morfonds. Par chance, on trouve enfin le chemin qui grimpe vers ce gîte où devait avoir lieu le spectacle. Étonné d’avoir ri de bon cœur sur le retour, je me concentre sur ce type qui me ressemble, assis sur sa chaise, qui rit. A priori il est grotesque. Voilà ce que pourrait être la vie : être grotesque sans le savoir.