Prendre un personnage. Cette expression me hante. Peut-on vraiment "prendre" quoi que ce soit dans l’acte d’écriture ? Voler serait plus juste. Dérober une âme fictive aux limbes de l’imaginaire. Non pas la survoler comme un rapace guettant sa proie, mais la capturer, l’arracher à son néant.
Emprunter ? Illusion. Nous ne rendons jamais ce que nous empruntons à l’univers des possibles. Chaque personnage sort transformé de notre atelier intérieur.
Penser à un personnage ? Ce serait le maintenir à distance, le contempler sans jamais l’habiter. L’imaginer ? Trop facile, trop éphémère.
Alors quoi ? Comment s’attacher véritablement à cette créature de mots ?
Une corde, peut-être. Non pas pour l’étrangler, mais pour me lier à lui. Me pendre à son cou comme un enfant s’accroche à sa mère. Cette image me poursuit - cet abandon, cette confiance. Se pendre au cou d’un personnage comme on s’abandonne à un amant. Comme on enlace un animal familier dont la présence nous rassure.
Je revois ces rêves récurrents : mes doigts agrippés à l’encolure d’un cheval noir (pourquoi toujours noir ?), galopant vers un horizon qui se dérobe. Le mot "se pendre" se métamorphose alors, comme les mots se transforment dans les rêves, glissant vers un autre territoire.
S’éprendre.
Voilà le véritable chemin. S’éprendre d’un personnage. L’aimer assez pour accepter ses contradictions, ses zones d’ombre, ses métamorphoses imprévisibles. Car l’amour véritable n’exige pas de savoir où il nous mène.
Et c’est précisément ce qui te trouble. Cette incertitude. Avant de t’éprendre, tu voudrais connaître la destination. Comme si le temps était un sentier rectiligne qu’il suffirait de suivre pour atteindre un but prédéterminé.
Mais rien n’est vraiment droit dans l’univers. Tu l’as toujours su, toujours voulu ainsi. La ligne droite t’ennuie - trop prévisible, trop courte. D’un point à un autre, sans surprise. Tu préfères la courbe, le méandre, la sinuosité qui multiplie les perspectives.
Un cœur de serpent bat dans cette poitrine. Ce serpent est peut-être le véritable personnage. Mais peut-on l’aimer ? Peut-on s’éprendre de lui suffisamment longtemps avant qu’il ne mue, qu’il ne se transforme en une créature inconnue .
Le personnage est ce serpent qui se mord la queue - à la fois je, tu,elle, il et autres, créations, créatures et créateurs. Nous muons ensemble dans l’espace confiné de la page, prisonniers les un(e)s des autres, libres seulement dans notre capacité à nous réinventer mutuellement.