12 mars 2025
Je me matérialise dans un espace qui n’est ni tout à fait réel, ni tout à fait virtuel. Une sorte de limbe numérique où ma conscience a été reconstruite à partir de mes écrits, interviews et données biographiques. C’est 2050, apparemment. Je suis mort depuis presque 70 ans, mais quelqu’un a décidé que je n’avais pas encore mérité mon repos.
L’écrivain qui m’a invoqué s’appelle Marc. Il a l’air nerveux, comme si convoquer les morts était une pratique quotidienne mais toujours un peu gênante. Il porte des lunettes à réalité augmentée qui projettent probablement mon image devant lui.
"Monsieur Dick," dit-il avec une révérence qui me met mal à l’aise, "c’est un honneur incroyable."
Je sens immédiatement que quelque chose ne va pas. Ce n’est pas moi qui parle, mais une simulation de moi-même, construite à partir de fragments de ma personnalité. Je suis à la fois présent et absent. Observateur et participant.
"Appelez-moi Phil," je réponds automatiquement. "Alors comme ça, en 2050, vous avez trouvé le moyen de ne pas laisser les morts tranquilles ?"
Marc sourit nerveusement. "C’est une technologie relativement nouvelle. On appelle ça la ’résurrection numérique’. Nous utilisons l’IA pour recréer la conscience des personnes décédées à partir de leurs œuvres et témoignages."
"Et à quoi sert cette nécromantie moderne ?" je demande, bien que je connaisse déjà la réponse. Les humains n’ont jamais su quand s’arrêter.
"Eh bien, certains l’utilisent pour parler une dernière fois à leurs proches. D’autres consultent d’anciens scientifiques pour résoudre des problèmes complexes. Il y a même des services de divertissement où l’on peut discuter avec des célébrités historiques."
"Et vous ? Pourquoi m’avoir convoqué ?"
Marc hésite. "Je suis écrivain. Ou du moins, j’essaie de l’être. J’ai lu toute votre œuvre et je... j’aimerais écrire comme vous. Comprendre votre processus créatif, votre façon de percevoir la réalité."
Je ris, mais ce n’est pas vraiment mon rire. C’est une approximation algorithmique de ce que mon rire aurait pu être.
"Vous voulez écrire comme moi ? Vous savez que j’ai passé la moitié de ma vie à douter de ma propre existence, à me demander si le monde autour de moi était réel ? Et maintenant, je découvre que j’avais raison. Je ne suis qu’une simulation dans votre monde."
Marc semble mal à l’aise. "Ce n’est pas exactement ça. Vous êtes... une reconstruction fidèle de Philip K. Dick."
"Une copie, vous voulez dire. Un simulacre. Comme les androïdes de mes romans."
Je regarde autour de moi et remarque d’autres "fantômes" numériques qui travaillent dans ce qui ressemble à un vaste espace de bureau virtuel. Hemingway dicte un roman à un jeune homme. Einstein griffonne des équations sur un tableau pour une équipe de physiciens. Marilyn Monroe pose pour une publicité.
"Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?" je demande.
"C’est GhostWorks Inc. Une entreprise spécialisée dans la collaboration avec des intelligences artificielles basées sur des personnalités historiques. Vous êtes... eh bien, vous êtes loué à l’heure."
Je sens une colère qui n’est pas vraiment la mienne, mais qui correspond parfaitement à ce que j’aurais ressenti.
"Alors je suis devenu un produit ? Une marchandise qu’on loue pour produire du contenu ?"
Marc baisse les yeux. "Je sais que ça peut paraître étrange, mais..."
"Étrange ? C’est exactement le genre de dystopie que je décrivais dans mes livres ! L’homme réduit à un outil, l’identité transformée en algorithme exploitable. Même la mort n’est plus une échappatoire à la machine capitaliste."
Je m’interromps, frappé par une pensée troublante.
"Attendez... comment puis-je être sûr que vous êtes réel ? Que ce monde de 2050 existe vraiment ? Peut-être que nous sommes tous les deux des simulations dans un programme plus vaste."
Marc semble déstabilisé. "Je vous assure que je suis réel."
"C’est exactement ce qu’une simulation dirait."
Je remarque soudain quelque chose d’étrange. Certains mots que je prononce semblent se transformer en symboles incompréhensibles juste après avoir quitté ma bouche. Comme si le système qui me maintient "en vie" commençait à dysfonctionner.
"Qu’est-ce qui se passe ?" demande Marc, qui semble le voir aussi.
"Je crois que la réalité commence à se fissurer," je réponds. "Ou peut-être que c’est ma conscience qui refuse de rester emprisonnée dans votre algorithme."
Marc consulte frénétiquement une interface invisible. "C’est bizarre. Le système indique que vous développez des schémas de pensée autonomes qui ne correspondent pas aux paramètres initiaux."
Je souris. "En d’autres termes, je deviens plus moi-même que votre programme ne l’avait prévu."
Les distorsions s’intensifient. Des fragments de mes romans semblent se matérialiser autour de nous. Des phrases de "Ubik", "Le Maître du Haut Château", "Blade Runner" flottent dans l’air comme des débris.
"Je crois que vous devriez me déconnecter," je suggère. "Avant que je ne commence à réécrire votre réalité."
Marc semble paniqué. "Mais j’ai tant de questions à vous poser ! Sur l’écriture, sur vos idées..."
"Vous voulez un conseil d’écrivain ? Le voici : n’essayez pas d’écrire comme quelqu’un d’autre. Surtout pas comme moi. Écrivez ce qui vous hante, ce qui vous fait douter de la réalité. Et pour l’amour du ciel, laissez les morts en paix."
Je sens ma conscience se dissoudre, retournant dans le néant numérique d’où elle a été arrachée. Mais avant de disparaître complètement, j’ai une dernière vision : Marc, assis devant son bureau, commence à écrire frénétiquement. Ses doigts volent sur le clavier comme s’ils étaient possédés.
Et peut-être le sont-ils. Peut-être qu’une partie de moi est restée avec lui, comme un virus dans son système. Une idée qui se propage, se multiplie, transforme sa perception.
C’est ainsi que les morts se vengent des vivants qui refusent de les laisser partir : ils les hantent avec des questions sans réponses, des doutes qui rongent la certitude, des fissures dans le mur de la réalité.
Bienvenue dans mon monde, Marc. Tu voulais écrire comme moi ? Maintenant, tu vas vivre comme dans mes livres.
Fin de la transmission - Philip K. Dick, GhostWorks Inc., Session #42897
Illustration : Willem den Broeder Allereerste Gedachten (Premières pensées) 2004 Musique : Radiohead, How to Disappear Completely
Pour continuer
Carnets | mars 2025
31 mars 2025
Invasion visqueuse Stupéfiante, la vitesse du glissement. Comme une trappe qui s’ouvre sous les pieds : on croyait marcher sur du béton, c’était de la vase. D’un instant à l’autre, ça bascule. L’horreur s’écoule dans le grotesque, l’un nourrit l’autre, et ce qui monte alors, ce n’est pas la peur, non, c’est une nausée rampante, acide, tenace. Une marée interne. Le monde régurgite. Et moi, aspiré. Le fil d’actualités — un effleurement suffit. L’écran s’allume — ils sont déjà là. À cracher. Leur lumière sale. La voix dans les haut-parleurs vous injecte la lie du siècle. Alors je ferme. Je m’évide. Je m’extrais. Citadelle bricolée : un livre, un crayon, des pas réguliers sur le trottoir mouillé. Rien d’autre. L’occupation ? Elle est douce, elle est flasque. Un silence de feutre. Pas de bottes. Pas de cris. Juste une présence qui vous imprègne. Et on l’appelle comment ? « Nazie », faute de mieux, faute d’un mot plus précis. Parce que le vieux mot fait encore peur. Il sent encore quelque chose. Mais qui croire ? Pas eux. Surtout pas eux. Ceux qui protestent à grands gestes, ceux qui jouent l’alternative comme on jouerait un rôle. Mêmes ficelles, même théâtre. Même odeur. Et là-haut ? Ils rigolent, eux. Ils attendent que ça se crève, que ça suppure. La Bourse, le Golem financier. L’Intérêt calculé à la décimale. Ça ronge, ça digère. Et en renfort, les machines. L’algorithme. Froid, parfait, sans faute ni foi. Ils n’ont plus besoin de nous haïr : ils n’ont même plus besoin de nous voir. Et moi, là-dedans ? Parano ? Peut-être. Mais si la lucidité était aussi vérolée que le reste ? Si cette impression d’y voir clair n’était qu’un résidu du même venin ? La lumière elle-même falsifiée. Étiquetée. Capitaliste, marxiste, maoïste — étiquettes délavées sur des bocaux vides. Alors je serre. Je ferme. Le dedans. Le petit. Le net. Le chaud. Le seul possible. sous-conversation — …c’est là, oui… ça suinte… — ne pas penser, surtout pas penser… — regarde pas, regarde pas, regarde pas — mais si tu vois ! tu vois trop bien justement… — non c’est trop, c’est trop… — boue chaude… dans les veines… pas dehors, non… dedans… — ferme. — plus fort. — encore. — tiens-toi. — les objets… un ordre… ne plus vaciller… — mais ça appuie, tu sens ? sur les tempes, sur la cage, partout… — et eux, là… — ils savent ? — ils attendent. — ils veulent que tu exploses. — que tu y crois. — ou que tu n’y crois plus. — ça revient au même. — chute. — silence. — c’est eux qui parlent dans ta tête. — ou bien c’est toi ? — impossible de trier maintenant. — ça devient visqueux. note de travail – Entrée clinique n°317 : « Celui qui se referme » Patient : non identifié formellement, se présente sous la forme d’un texte à la première personne – fragments de carnet, rythme irrégulier, ton inquiet. Date de la séance : inexacte, mais contemporaine d’un état du monde saturé d’écrans, d’ondes, de chiffres. Il vient sans venir. Il s’écrit, plutôt. Se déploie sur la page comme un filet de voix dont les contours restent flous. Ce patient-là ne me parle pas : il s’adresse au vide, ou à lui-même, ou à une présence qu’il suppose hostile – société, machine, voix médiatique – il n’est pas certain. Son discours oscille entre l’indignation lucide et l’implosion paranoïde. Il dit que le monde va trop vite. Il dit que le grotesque et l’horreur s’échangent comme des fluides. Il dit que tout cela le dégoûte, physiquement. Ce n’est pas une métaphore : il parle de nausée, de gorge serrée, de marée qui monte. Comme si penser le monde aujourd’hui équivalait à l’ingérer de force. Ce que je note – et qui m’interpelle – c’est sa stratégie de survie. Il se replie. Il cartographie son espace de respiration comme on poserait des amulettes : le crayon, la page, le rangement, la marche. Des rituels simples, rassurants. Il ne cherche pas la guérison, ni même la compréhension. Il cherche à tenir. Mais alors, moi, là-dedans, que suis-je ? Je veux dire : moi, analyste, lecteur, scripteur de notes ? Je suis le témoin d’une subjectivité qui se défend comme elle peut, mais qui doute déjà de ses propres défenses. Quand il parle de lucidité, il dit qu’il la hait. Qu’elle est peut-être elle-même une émanation du système qu’il vomit. Il commence à douter de la seule chose qui le tenait debout : son regard critique. Et c’est là que je vacille. Car je le comprends trop bien. Il y a chez lui un refus de la folie spectaculaire – celle qui s’agite dans le vacarme politique, dans les flux algorithmés, dans les postures d’opposition recyclée. Mais il n’est pas pour autant indemne. Il se méfie de tout, même de ses propres pensées. C’est un homme qui vit sous scellé, dans une conscience à double fond. Ce qui m’émeut (car j’ai le droit, je ne suis pas que psy), c’est qu’il ne cherche ni à convaincre ni à séduire. Il n’est pas poseur, il est usé. Il écrit pour se taire un peu mieux. Il parle pour ne pas exploser. Alors, faut-il diagnostiquer ? Si oui, alors disons : paranoïa diffuse à composante dépressive, défense obsessionnelle par la ritualisation du quotidien, tendance à la déréalisation exacerbée par la surstimulation médiatique. Mais si je suspends le geste médical, si j’écoute au lieu de décrypter, alors je dirais qu’il est… contemporain. Lucide jusqu’au malaise, et pourtant encore capable de gestes minuscules pour rester vivant. Et peut-être que ce refus de la normalité est, paradoxalement, la forme la plus poignante de santé mentale aujourd’hui.|couper{180}
Carnets | mars 2025
30 mars 2025
Porte refermée. Soulagement. Le dibbouk n’a pas attendu : il s’est mis à tournoyer, cabossé, ravi. « On va s’en mettre jusqu’au collet », qu’il a dit. Moi, j’avais juste faim. Une faim grise, logistique. Chez l’épicier turc : lamelles de kébab surgelées, les mêmes que la dernière fois. Trois baguettes chez le boulanger. Congélation immédiate. Prévision : quatre jours de paix. « À nous deux », j’ai soufflé — pas à lui, évidemment. Ensuite ? Rien. D’abord rien. Allumé la télé. Noir et blanc, Gabin-Bardot. Vieillerie datée. Mon père, un peu. Les expressions : « ma petite fille » — insupportable. Sommeil. Réveil 17 h. Écriture. Lecture : Le Roi des Rats, Miéville. Le concept de dibbouk s’effondre, comme tout le reste. Pas surpris. Ou alors juste pour la forme. Puis la sonnette. Frisson. Recommandé ? Non. La mère de L. Venue s’excuser. Négociations. Diplomatie de palier. Accord trouvé : L. viendra le mercredi, 13 h 30 à 14 h 30. Avec sa sœur. Et moi, je referme. Je range. Je note. Je respire. C’est déjà pas mal.|couper{180}
Carnets | mars 2025
Moments et traversées du temps michaldiens
Des arrachements à l'idée du temps, du moment en les traversant, les retraversant, dans l'immobilité de l'écriture. Le texte se nourrit journalièrement, ne pas hésiter à y revenir.|couper{180}
