On le voit moins. C’est comme ça que ça commence, l’effacement. Par touches discrètes, sans tapage, petit à petit qu’il s’efface. Sa voix qui s’estompe. Et puis d’un coup cette question : a-t-il vraiment existé ? Peut-être juste imaginaire. Peut-être fragment d’un rêve ou cauchemar. Ce type sur la photographie noir et blanc. Prise à Aubervilliers. Les lieux, eux, s’identifient plus facilement. D’ici, cette impression première d’un personnage falot, la torsion de sa silhouette lors de la prise de vue, cette impossibilité à le cerner. Avais tenté de sympathiser puis trop compliqué, laissé tomber. C’était après 1981, il revenait de Bonn, Allemagne. Habitions Aubervilliers. Le nom de la rue perdu, face à un supermarché je crois. Immeubles bas. Pas plus de deux étages, vivions tous ensemble au second. Les fenêtres ouvraient sur ce supermarché et si on penchait un peu plus la tête on apercevait le canal Saint-Denis. La photographie prise sur une de ses berges. Négatif abîmé.

Revenait de Bonn. Ne me souviens plus pour quelle agence de presse. Avait fallu qu’il parte très vite. Parce qu’il parlait allemand. Ou bien avait prétendu parler allemand quand on l’avait questionné. Neuf ans d’allemand à l’école, on doit bien savoir un peu. En tous cas pas dégonflé. Parlait anglais aussi. Neuf ans pareil. Avait pris un train le soir même, train de nuit. Difficile de savoir s’il disait toujours vrai. Me souviens qu’à l’époque nous avait raconté avoir pris le Trans Europe Express première classe. L’agence paie le trajet, avait-il ajouté. Jamais donné de précision supplémentaire. Crois que certains mots l’incitaient à mentir. D’ailleurs mentait-il vraiment. Peut-être qu’à l’invocation de certains mots disposait d’une faculté de modifier sa propre réalité selon sa convenance. Peut-être n’était-ce pour lui que sa vérité à lui, inadéquate avec celle plus générale, et plus terne aussi, la nôtre.

Retrouvé peu de photographies de ce voyage à Bonn. Faut préciser : jamais été champion du rangement, pas plus du classement – comme s’il avait vécu dans une sorte de fixité temporelle qui n’en nécessite pas. Quand on a retrouvé les milliers de négatifs dans une caisse en carton ils étaient en vrac, sans même la moindre pochette de cristal pour les préserver. Ce qui explique leur état dégradé. Aussi retrouvé un ouvrage d’Albert Schweitzer "Jean-Sébastien Bach, le musicien poète" sous les milliers de négatifs.

De ce voyage à Bonn n’en a parlé qu’une fois, à son retour, pas le genre d’événement qu’on aime reprendre, examiner, édulcorer, embellir. On ne sait pas non plus si le commanditaire du reportage a utilisé le matériel rapporté. Essentiellement des photographies noir et blanc. Parce que la couleur c’est trop vulgaire, disait le gars. Dans ce domaine jamais vraiment cédé, la couleur en photographie ne l’a jamais intéressé. Des années plus tard quand il s’installera comme peintre, fera autre chose de la couleur, mais pour le moment est dans ce mouvement de torsion étrange, près du canal Saint-Denis, une indécision profonde. À moins qu’il ne s’adresse au photographe dont nous oublierions de parler dans cette histoire.