« Mais voyez-vous cela ? », dit-elle. Comme je ne voyais rien, elle répéta : « Vous le voyez ou non ? ». Ce qui me laissa encore plus empêtré, plus mal à l’aise, ne voyant de toute évidence rien de rien, ne comprenant plus rien à rien. Ah, si elle ne m’avait pas posé cette question, comme notre relation aurait été agréable, peut-être même durerait-elle encore. Mais non, il fallait qu’elle pose ce genre de question, et aussi le fameux « À quoi pensez-vous donc ? », ce qui fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.
Et encore une fois, je me retrouve seul, avec cette sensation d’abandon qui m’agace prodigieusement. Décidément, je n’ai vraiment rien à faire ici, etc., etc.
Je suis là, assis à une petite table ronde dans ce café bruyant. Les serveurs virevoltent, les clients rient, échangent des regards complices. Je suis ici, mais aussi complètement ailleurs. Ils parlent, ils rient. Moi, je compte les taches de café sur la nappe, comme si elles allaient m’apporter des réponses. Mais rien. Mon regard se perd sur les visages autour de moi, mais aucune expression ne me touche vraiment. C’est comme si une barrière invisible me séparait d’eux. Peut-être que je suis seul, même dans cette foule. Et c’est toujours ainsi : seul quand il n’y a personne, et seul quand tout le monde est là.
autre version possible :
Je suis là, assis à une petite table ronde dans ce café bruyant. Les serveurs virevoltent, les clients rient, échangent des regards complices. Je suis ici, mais aussi complètement ailleurs. Ils parlent, ils rient. Autour de moi, tout n’est que rires et discussions animées, mais pour moi, c’est comme un bruit de fond indistinct. Ce bruit fait ressortir, par contraste, ce silence intérieur qui m’habite. Je suis seul, même dans cette foule. Et cette solitude, je la connais trop bien : elle me suit, que je sois entouré ou non.
Je ne sais pas si cette monstruosité est en eux, en moi, ou ailleurs, mais chaque fois que je tombe dessus, j’ai toujours l’air à la fois hébété et surpris, comme si je ne savais pas, comme si c’était la toute première fois. Qu’est-ce que j’ai donc avec les premières fois ? Que me veulent-elles ? Ou pourquoi est-ce que j’insiste tant à ce que tout soit toujours une première fois ?
La réunion de famille annuelle. Toujours la même table, les mêmes assiettes. Les mêmes visages qui se retrouvent et se répètent. « Alors, tu fais quoi en ce moment ? » La question revient chaque année, comme un disque rayé. Je réponds machinalement, sans même réfléchir, et pourtant je me sens étrangement ailleurs. C’est comme être coincé dans une boucle temporelle. Je regarde les autres parler, manger, rire, mais c’est comme si j’étais invisible, un intrus dans ce monde qui n’est plus vraiment le mien.
Mais c’est la même idée que dans précédemment dans le café… l’anonymat et la sensation désagréable du familier, de ce que l’on croit être familier et qui nous renvoie quand même à un anonymat, peut-être encore plus douloureux.
« Tu ne cours pas après les êtres, tu cavales après la première fois », m’a-t-on dit un jour.
Quelque chose d’insupportable dans la répétition, dans certaines répétitions peut-être. Car toutes les répétitions ne se valent pas. Mais d’avoir à répéter sans arret que je n’ai pas très bien compris ou saisi, me retrouver dans l’obligation de lui faire répéter certaines choses je ne saurais pas dire l’effet que ça provoque en moi, je me rétracte complètement, une boule de nerf. A cet instant je peux exploser pour un rien, le fait d’échapper ne serait-ce qu’une petite cuillère dans l’évier me fait sursauter et je suis en boule une bonne partie de la journée.
Et puis cette certitude surtout de te croire toujours seul, le seul. Non pas l’unique, n’exagèrons pas, une singularité indécrotable plutôt. tu es seul quand il n’y a personne et tu es seul quand tout le monde est là. Hélas tu n’es pas invisible, on te voit. Tu as l’air d’un poisson rouge dans un bocal, tu vis dans un aquarium. Ou bien quand tu nous regardes c’est nous que tu enfermes dans un bocal. Enfin on a toujours l’impression qu’il te faut un mur de verre, tu le sais ça ?
La seule aventure véritable consisterait donc à creuser cette solitude, à se taper le front – ou les regarder se taper le front – contre ce mur de verre ? Est-ce parce qu’en à peine un siècle tout est allé si vite que l’on a eu l’impression d’avoir tout vu, tout entendu, que l’attrait de la nouveauté a achevé la nouveauté elle-même ? Quand il n’y a plus rien de nouveau, quand on se heurte systématiquement à du déjà vu, quel ennui. Alors peut-être qu’on rebrousse chemin – c’est une image, bien sûr. On retourne vers soi, on se recroqueville, on s’enferme, on s’isole. On cherche à comprendre ce qui a bien pu se passer, ce qui a fait dérailler le train. Le moindre grain de sable devient suspect. Et puis il y a la fuite du temps, la peur de ne pas parvenir à une résolution. On finit par fuir les plages, même désertes, tant le sable nous exaspère.
Bien sur on veut fuir ça, on veut l’oublier, à la moindre occasion on se rue vers le divertissement. D’autant plus dur est le retour à la solitude essentielle quand ça s’arrète quand le divertissement tombe le masque, montre enfin son vrai visage. Que faire alors ? Ecrire, l’écrire, essayer de prendre un peu de recul par rapport à ça. On l’espère, on sait pertinemment que ça ne marche pas comme ça, mais on s’y accroche, on insiste. Est-ce que pour te divertir du divertissement tu écrirais ?
On écrit, on pense échapper. On trace des mots, on essaie de donner un sens. Mais l’écriture devient vite comme ces émissions télévisées sans fin, ces séries aux épisodes qui se ressemblent tous, des boucles sans résolution. Ce n’est plus une quête de vérité, c’est une diversion déguisée en acte noble. Peut-être que je ne fais qu’écrire pour oublier que je n’ai rien à dire. Peut-être que l’écriture est le pire des divertissements : celui qui te fait croire que tu te libères, alors que tu t’emprisonnes encore plus.
Tu ne peux pas te poser autant de questions sur l’écriture et écrire en même temps, c’est comme si un oiseau essayait de comprendre l’aérodynamique en plein vol.
Peut-être que le seul moment où tu te sens à peu près bien c’est lorsque vous allez vous promener avec S. Parfois vous parlez de tout de rien, parfois même vous ne dites rien. Je crois que S. est tout aussi seule que toi, elle ne le manifeste pas de la même façon voilà tout, et pourquoi le manifester en fin de compte.