
Toujours deux temps.
Ce que tu voudrais dire, et ce que tu dis vraiment.
Ce que tu crois avoir à dire, et la manière dont tu l’achèves — toujours un peu de travers. Comme en peinture.
D’un côté le geste vivant, spontané, brouillon peut-être. De l’autre, la façon dont tu le dis, corriges, rumines. Le doute t’y ramène toujours. Il revient, espérant s’effacer. Mais non. Il s’installe.
Ce second temps peut durer des années. Une idée, un souvenir, une image changent, simplement parce que tu les exprimes autrement.
Rien n’est fixe.
Tout dépend du point de vue, de la distance, de l’espace.
Peindre, écrire, parler : un acte sans savoir. Un refus têtu de comprendre entièrement ce qu’on cherche pourtant à exprimer.
Un soin. Une thérapie peut-être — mot désagréable. Qui fait de toi un patient chronique. Un désir de dire pour, au final, ne rien dire.
Mais le mieux possible.
*
Ta propre volatilité égale celle de tes points de vue. Et tu restes sidéré de ceux qui s’imaginent solides, entiers, assurés. Comme figés dans l’ambre. Ou dans la graisse d’une vieille poêle. Ce choix t’échappe.
Rien ne tient sans effort. Et même là, ça glisse.
*
Tu ne crois pas aux opinions. Travailler dans les sondages t’en a dégoûté. L’opinion est toujours fabriquée. Toujours instrumentalisée. Même les plus lucides y tombent.
Ce qu’on pense nous penser est souvent injecté, longtemps à l’avance.
C’est une poupée russe.
Et au cœur : une intention. Un usage.
*
Alors on se tait. On trinque. On mange. On se promène.
C’est là qu’on se retrouve. Là qu’on touche un peu la forêt ancienne.
*
Hier soir, B et B sont passés. S., sans prévenir, déballe tout.
Experts comptables. Pression. B dit qu’il faisait tout seul. Maintenant, il paie 1600 euros par an. Mais ce n’est pas ton cas.
Et là, colère. Ton indigence d’artiste. Choisie ? Oui. Mais indigente quand même.
Il te dit : fais ta 2035 toi-même. Si besoin, appelle-moi. Ensuite, appelle tes escrocs. Menace-les de plainte. Conseil de l’ordre.
L’ordre des enfoirés, oui.
*
Ce matin, tu essaies de sauver quelque chose de la veille.
C. est venu. A peint deux petits tableaux. Puis s’est arrêté. Fatigué. Mais heureux de le voir, là, dans l’encadrement de la porte.
Le groupe s’est reformé. Une femme, mutique, figée. Tu plaisantes. Rien ne passe. Tu crois deviner : son mari est mort.
Mais peut-être pas. Peut-être que tu l’inventes.
Cette vigilance t’étonne. Ce doute sur ce que tu vois. Ce que tu entends.
Parfois, tu as l’impression d’être mort. Que tu regardes ta vie défiler, depuis le fond du cercueil.
Ce n’est pas effrayant. Plutôt surprenant.
Et puis ce geste. Prendre une poignée de tiroir. Tirer.
Ta vraie vie est peut-être là.
Dans ce mouvement minuscule.
sous-conversation
— Tu veux dire. Tu ne dis pas. Tu voudrais dire mieux.
— Mais ça flotte. Toujours.
— Et le doute ?
— Il revient. Comme un vieux chien.
— Tu regardes les gens solides.
— Je ne les comprends pas.
— Et toi ?
— Je suis... traversé. Ça passe. Ça repart.
— Et ce que tu captes ?
— Je n’y crois qu’à moitié. Et j’y crois trop.
— Tu penses être mort ?
— Pas tout à fait. Juste... en suspens.
— Et le tiroir ?
— C’est le seul geste qui a du poids.
note de travail
Ce texte est une séance en soi.
Le sujet ne cherche pas à résoudre. Il explore. Il creuse. Il revient. Toujours.
Le point central : cette incapacité à fixer — la pensée, la parole, l’identité. Il y a une honnêteté radicale à dire cela. À ne pas croire en soi-même comme en une entité stable.
Tout ici est ruminé. Revécu. Réécrit. Et c’est précisément cette instabilité qui rend le texte vivant.
La peinture, l’écriture, ne sont pas ici des productions. Ce sont des symptômes. Des pratiques de l’entre-deux. Des manières de rendre visible ce qui se dérobe.
Le sujet sait que ce qu’il exprime n’est peut-être pas réel. Il doute même de ses perceptions. Et pourtant, il continue.
Il écrit. Il reconstruit le jour d’hier. Il nomme les émotions, les figures, les absences. Il offre, sans le dire, une **topographie intérieure**.
Et à la fin, cette poignée. Ce tiroir. Ce geste minuscule, mais solide.
Un point d’ancrage. Peut-être le seul.