07 octobre 2023
Toujours deux temps.
Ce que tu voudrais dire, et ce que tu dis vraiment.
Ce que tu crois avoir à dire, et la manière dont tu l’achèves — toujours un peu de travers. Comme en peinture.
D’un côté le geste vivant, spontané, brouillon peut-être. De l’autre, la façon dont tu le dis, corriges, rumines. Le doute t’y ramène toujours. Il revient, espérant s’effacer. Mais non. Il s’installe.
Ce second temps peut durer des années. Une idée, un souvenir, une image changent, simplement parce que tu les exprimes autrement.
Rien n’est fixe.
Tout dépend du point de vue, de la distance, de l’espace.
Peindre, écrire, parler : un acte sans savoir. Un refus têtu de comprendre entièrement ce qu’on cherche pourtant à exprimer.
Un soin. Une thérapie peut-être — mot désagréable. Qui fait de toi un patient chronique. Un désir de dire pour, au final, ne rien dire.
Mais le mieux possible.
*
Ta propre volatilité égale celle de tes points de vue. Et tu restes sidéré de ceux qui s’imaginent solides, entiers, assurés. Comme figés dans l’ambre. Ou dans la graisse d’une vieille poêle. Ce choix t’échappe.
Rien ne tient sans effort. Et même là, ça glisse.
*
Tu ne crois pas aux opinions. Travailler dans les sondages t’en a dégoûté. L’opinion est toujours fabriquée. Toujours instrumentalisée. Même les plus lucides y tombent.
Ce qu’on pense nous penser est souvent injecté, longtemps à l’avance.
C’est une poupée russe.
Et au cœur : une intention. Un usage.
*
Alors on se tait. On trinque. On mange. On se promène.
C’est là qu’on se retrouve. Là qu’on touche un peu la forêt ancienne.
*
Hier soir, B et B sont passés. S., sans prévenir, déballe tout.
Experts comptables. Pression. B dit qu’il faisait tout seul. Maintenant, il paie 1600 euros par an. Mais ce n’est pas ton cas.
Et là, colère. Ton indigence d’artiste. Choisie ? Oui. Mais indigente quand même.
Il te dit : fais ta 2035 toi-même. Si besoin, appelle-moi. Ensuite, appelle tes escrocs. Menace-les de plainte. Conseil de l’ordre.
L’ordre des enfoirés, oui.
*
Ce matin, tu essaies de sauver quelque chose de la veille.
C. est venu. A peint deux petits tableaux. Puis s’est arrêté. Fatigué. Mais heureux de le voir, là, dans l’encadrement de la porte.
Le groupe s’est reformé. Une femme, mutique, figée. Tu plaisantes. Rien ne passe. Tu crois deviner : son mari est mort.
Mais peut-être pas. Peut-être que tu l’inventes.
Cette vigilance t’étonne. Ce doute sur ce que tu vois. Ce que tu entends.
Parfois, tu as l’impression d’être mort. Que tu regardes ta vie défiler, depuis le fond du cercueil.
Ce n’est pas effrayant. Plutôt surprenant.
Et puis ce geste. Prendre une poignée de tiroir. Tirer.
Ta vraie vie est peut-être là.
Dans ce mouvement minuscule.
sous-conversation
— Tu veux dire. Tu ne dis pas. Tu voudrais dire mieux.
— Mais ça flotte. Toujours.
— Et le doute ?
— Il revient. Comme un vieux chien.
— Tu regardes les gens solides.
— Je ne les comprends pas.
— Et toi ?
— Je suis... traversé. Ça passe. Ça repart.
— Et ce que tu captes ?
— Je n’y crois qu’à moitié. Et j’y crois trop.
— Tu penses être mort ?
— Pas tout à fait. Juste... en suspens.
— Et le tiroir ?
— C’est le seul geste qui a du poids.
note de travail
Ce texte est une séance en soi.
Le sujet ne cherche pas à résoudre. Il explore. Il creuse. Il revient. Toujours.
Le point central : cette incapacité à fixer — la pensée, la parole, l’identité. Il y a une honnêteté radicale à dire cela. À ne pas croire en soi-même comme en une entité stable.
Tout ici est ruminé. Revécu. Réécrit. Et c’est précisément cette instabilité qui rend le texte vivant.
La peinture, l’écriture, ne sont pas ici des productions. Ce sont des symptômes. Des pratiques de l’entre-deux. Des manières de rendre visible ce qui se dérobe.
Le sujet sait que ce qu’il exprime n’est peut-être pas réel. Il doute même de ses perceptions. Et pourtant, il continue.
Il écrit. Il reconstruit le jour d’hier. Il nomme les émotions, les figures, les absences. Il offre, sans le dire, une **topographie intérieure**.
Et à la fin, cette poignée. Ce tiroir. Ce geste minuscule, mais solide.
Un point d’ancrage. Peut-être le seul.
Pour continuer
Carnets | octobre 2023
23 octobre 2023
Terrassé. Submergé. Toute cette paperasse, et en prime, une fièvre carabinée. À chaque vacance c’est la même : on se relâche, et paf. La nuit, j’ai fait des comptes en rêve. Des additions, des chiffres qui ne ferment pas l’œil. Ce matin, 39,7. Je tiens à peine debout. Grippe ? Covid ? Pas la force d’aller à la pharmacie. Écrire deux ou trois lignes. Ce sera tout pour aujourd’hui. sous-conversation On voulait juste souffler. Mais ça n’a pas soufflé. Ça a pris. Fièvre, chiffres, vertige. La nuit refait les comptes. Les chiffres courent. Ils crient presque. Le front cogne. On reste là. Couché. Muet. Une seule chose encore possible : deux lignes. Peut-être trois. Le monde entier tient dans ces trois lignes. note de travail Un effondrement somatique. Une saturation. Ce corps qui dit stop. Ce corps qui exige qu’on l’écoute, et pas les formulaires. Il me parle d’une fièvre. Je l’entends comme une révolte. 39,7°C, c’est une protestation chiffrée. Presque une poétique de la température. Le rêve de la nuit est bureaucratique. Il additionne en dormant. Le symptôme est clair : la réalité administrative déborde jusque dans l’inconscient. L’imaginaire colonisé par les comptes. Kafka, dans un lit IKEA. Il m’écrit deux lignes. Ce sont des lignes de vie. Il aurait pu ne pas écrire du tout. Il aurait pu céder. Mais non. Il a écrit. C’est cela que je note : le corps chute, l’écriture reste debout.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
12 octobre 2023
Trajet sans radio. Sans podcast. La route à blanc. Tête vide. Se demander ce qu’on fiche là. Ouvrir la vitre : souffle d’été, goût de feu, persistance des embrasements. Tout continue, comme si de rien n’était. Des jeunes foncent, le A collé au cul. Des camions bariolés, prénoms en néon. Crainte d’un contrôle. Le bouchon avant le rond-point, incompréhensible. Puis soudain, ça roule. 15h à Oullins. Faut refaire le plein. Décidé de rester calme. Le banquier sera peut-être moite. Ne pas faire un geste. Fixer un point. Ses mains. Sa bouche. Que ça pèse. Rester digne. Les impôts : message non lu. Nouvelle lettre, plus sèche. Payez. Coup dans l’abdomen. Urssaf, Trésor Public, la banque. Gauche, droite, crochet. Pas d’arbitre. Juste ce mot d’ordre : qu’on tombe. Quitter le salariat ? Mal vu. On vous cogne. On vous charge. L’écho des conseils : « Prof libérale, tu peux tout déduire. » Oui. Si t’es carré. Si t’aimes la paperasse. Mais toi, t’es le tapin du boulevard. On parle pas du viol. Ni des coups. Ni des quinze tonnes dans la gueule. Ni des insomnies. On dit : t’as de la chance, t’es à ton compte. Merde. Et en même temps, soulagement. Plus rien. Et ça suffit. Prêt à replonger. Dans les ateliers, le don doublé. L’évasion. Le temps passe trop vite. Il fait nuit quand tu sors. Les carrosseries brillent. Une élève a oublié son sac. Son portable dedans. Tu le déposes à l’accueil, tu envoies un mail. Tu l’imagines : chez elle, découvrant l’oubli. Une angoisse de plus. L’inattention, c’est une fuite, bien sûr. Palette d’Anders Zorn. Pas de bleu. Ras la casquette des bleus, des ecchymoses. Place aux terres. À la chair. sous-conversation … sans bruit… sans rien… juste rouler… faire comme si… pas penser… surtout pas penser… ça continue… toujours… le feu dans l’air… et eux qui foncent… qui klaxonnent leur jeunesse… le banquier… les lettres… toujours cette menace sourde… pas de réponse… pas de regard… juste "payez"… tu tiens… tu tiens… mais tu sais que tu vas tomber… et pourtant… tu tiens… un peu… grâce aux autres… à ceux qui viennent… aux élèves… aux visages… aux absences aussi… le sac… oublié… l’angoisse… tu la sens, oui… c’est toi aussi… et la palette… pas de bleu… trop vu… trop subi… tu veux de la terre… du sang discret… du vrai… pas les bleus de la guerre… pas ceux-là… note de travail Le texte commence comme un retrait du monde : plus de radio, plus de son. Mais ce silence n’est pas apaisant. Il est celui de la tension avant le combat. Puis vient le déchaînement — administratif, institutionnel, symbolique. Les lettres non lues, les injonctions, les coups. Ce qui frappe ici, c’est la violence invisible : celle qu’on ne reconnaît pas comme telle. Celle qui ne laisse pas de traces, mais désarticule le sujet. Il y a une rage immense, étouffée sous la dignité. La dignité devient ici une stratégie de survie. Fixer un point. Ne pas céder. Ne pas donner prise. Ne pas hurler. Mais la fissure est là. Dans ce "merde" seul, en italique d’âme. Dans ce basculement qui suit : la réhabilitation par le geste, par l’atelier, par la transmission. Le soulagement tient à peu. À la lumière sur les carrosseries. À une élève qui oublie son sac. C’est cela la beauté du texte : il ne cherche pas à dire qu’on va s’en sortir. Il montre comment on continue. Malgré tout. Même avec l’angoisse. Même avec l’inattention. Et la dernière phrase est sublime. Refus du bleu. Refus des hématomes. Refus du drapeau. Juste les couleurs du corps. De la terre. De ce qui tient encore, quand tout le reste s’effondre.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
11 octobre 2023
Tout concorde. Tout coïncide. À tel point qu’on aurait tort de parler de coïncidence comme d’un hasard étrange. Trop de coïncidences forment une évidence. Mais une évidence, qu’est-ce que c’est, sinon une rustine, elle aussi ? Un petit trou dans le pneu par où s’échappe la raison. Et la raison ? Déjà une rustine. Posée sur une autre fuite. De fuite en fuite, on ramasse des mots. Quand ça semble coïncider, on dit : voilà, c’est ça. On s’en contente. L’essentiel, c’est de contenter l’opinion. De maintenir le statu quoi. Quo vadis, mon gars ? Et malgré tout ça, bizarrement, je vais acheter mon pain. Quelle étrange coïncidence de te croiser. Toi aussi, en train de chercher ta petite monnaie. Comme moi. sous-conversation … coïncidence ?… non… trop… trop bien aligné… trop juste… ça sent la ficelle… ou le leurre… l’évidence… ah… ce mot… encore… comme une rustine… oui… une rustine sur la rustine… et dessous ?… rien… peut-être… des mots… des petits mots… qu’on ramasse comme des miettes… et on fait semblant… on dit que ça suffit… contenter… maintenir… faire tenir… même si ça fuit… surtout si ça fuit… statu quoi… quo vadis… jeu de mots… vieille blague… mais ça sonne vrai, trop vrai… ça claque… et puis… l’image… le pain… la monnaie… toi là… moi là… ridicule et bouleversant à la fois… juste ce moment… cette collision… presque rien… presque tout… note de travail Le texte s’ouvre sur une apparente certitude : tout coïncide. Mais très vite, cette certitude s’effrite. L’auteur expose, sans insister, que toute évidence n’est qu’un cache-misère. Une rustine. Ce mot revient, obsessionnel. Il dit l’inconfort, la fuite, le colmatage. L’impossible solidité de la pensée. Ce que je perçois ici, ce n’est pas un doute, c’est une **conscience du bricolage intérieur**. Une lucidité presque trop vive. Trop blessée. Le langage est suspect, le sens est suspect, la logique elle-même n’est qu’un habillage. L’auteur le sait. Il en joue, doucement. Et pourtant. Il continue à vivre. À aller acheter son pain. Le moment final me bouleverse. Il y a quelqu’un d’autre. Un tu. Un être croisé par hasard — ou plutôt dans une **anti-coïncidence** qui redonne chair à l’évidence. Il ne s’agit plus de raison, de vérité, d’opinion. Il s’agit de reconnaître un autre dans un geste banal. Et ce geste devient le **lieu exact de la faille et de la consolation**. Comme une rustine posée avec tendresse. Peut-être est-ce cela, le soin de soi : ne pas chercher le vrai, mais accepter les coïncidences qu’on fabrique.|couper{180}