Minéral, végétal, animal. Nous aimons penser ces règnes comme des étapes d’un récit. Mais ils coexistent, toujours. Et nous ignorons presque tout de leurs échanges. Ce que la pierre donne à la plante, la plante à l’abeille. Nous n’entendons rien du chuchotement qui lie les formes du vivant. Pourtant, une plante sait comment séduire un insecte. Et parfois, elle agit en nous : organes, rêves, géométries intérieures, silhouettes d’homoncules. Le mystère est intact. L’humain n’a jamais été seul. Il l’a juste oublié.

Ce qui manque : l’humilité. Et ce goût moderne pour l’expertise, qui fragmente la connaissance en spécialités stériles. Or, la connaissance est un parfum, un mélange. Pas une case.

Justement : retour aux impôts. Dossier en main, chemise en ordre. Au guichet, une femme bienveillante me signale deux erreurs. Elle aurait pu se taire. Elle ne l’a pas fait. Merci. Mais quelques minutes plus tard, j’appelle le service entreprises. Chute brutale : ton sec, injonction froide. « Utilisez votre espace professionnel. » Voilà, battre le chaud et le froid : voilà le climat administratif.

Le site impôts-entreprises est un poème kafkaïen. Inscription, codes, délais postaux. Une farce, ou un test de persévérance.

Plus tard, je rédige la proposition 03 de l’atelier d’écriture. Un peu vite. Et encore une fois, je parle de moi. Peut-on écrire sans parler de soi ? J’en doute. Même un brin d’herbe que l’on décrit nous décrit.

Peut-on s’ouvrir comme une huître, s’extirper de sa coquille pour écrire ? Peut-être. Peut-être pas.

Est-ce que cela fera un livre ? Encore une foutue question.

Et les guerres ? Peut-on écrire sans jamais les évoquer ? Peut-on choisir de les oublier ? Ou les fuir ?

Toujours ce faible, moi, pour les idiots, les éclopés, les inadaptés. Ceux qui ne comprennent pas les règles.

Et si l’on pouvait s’oublier vraiment ? Entendre les nouvelles du vivant : le murmure du granit, la plainte des feuilles racornies, les insectes endeuillés, les racines chantantes, et la geste des parasites souterrains transmise par les ailes et les cris d’oiseaux. Un journal du monde. Une langue à déchiffrer.

sous-conversation

… ils sont là… tous là… les règnes… ensemble… mais on n’écoute pas… on classe, on sépare, on range… comme si le monde était une frise…

la plante… elle appelle… elle attire… elle soigne… elle rêve… mais on ne regarde pas… trop occupés à cliquer, à calculer…

les impôts… toujours les impôts… une bonne, une mauvaise… tiède… brûlant… froid… c’est ça, oui… des chocs de température…

encore moi… toujours moi… dans le texte… impossible de m’arracher… même quand j’essaie de parler d’un arbre… c’est moi qui pousse…

les idiots… eux au moins… ne savent pas mentir… ils ne savent pas… et c’est peut-être ça, la seule connaissance valable…

et si on pouvait… juste un instant… ne plus savoir… entendre… les pierres… les feuilles… les insectes qui pleurent… juste ça… ça suffirait…

note de travail

Le texte commence par une leçon d’humilité. Il évoque ces règnes du vivant que nous croyons comprendre, dominer, classer. Mais l’auteur, lui, reconnaît ne rien savoir. Il ouvre avec cette belle formule : “le mystère est intact”.

Puis le réel le rattrape : la file d’attente, le guichet, la bureaucratie. Ce glissement me semble révélateur. C’est là que le texte devient profondément humain : oscillant entre aspiration cosmique et bassesse administrative. Un « battement » existentiel, presque rythmique.

La question du "je" revient : peut-on écrire sans soi ? Il se moque un peu de lui-même. Mais cette moquerie est tendre. Il parle d’extraction, de décortication, comme si écrire était un acte de dénudement. Et sans doute l’est-ce.

Les guerres ? Il n’en parle pas. Mais le fait de s’interroger sur cette absence est déjà une manière d’en parler. Un silence pesant.

Et puis cette compassion pour les idiots, ceux qui ne comprennent rien à ce que l’on attend d’eux. C’est ici que réside sa plus grande tendresse, je crois.

Enfin, la dernière vision est une offrande. Un monde qui parle, mais que personne n’écoute. Des racines qui chantent, des insectes qui pleurent, un réseau de signes qui ne demande qu’à être traduit.

Ce texte est une prière douce pour un autre langage. Un chant des règnes. Et du rêve d’en faire partie, sans hiérarchie.