« À l’obscur et en sûreté,
par l’échelle secrète, déguisée,
oh ! l’heureuse aventure !
à l’obscur et en cachette,
ma maison étant désormais apaisée. »

— Jean de la Croix, Livre second de La Montée du Mont Carmel.

Lorsqu’on est seul, on se trompe presque toujours de la même manière : on prend pour singularité ce qui n’est qu’une expérience vieille comme l’homme, et l’on se replie aussitôt sur cette erreur comme sur une preuve. Cette nuit, j’ai senti cela au plus simple, au plus nu. Il y a eu d’abord la respiration ordinaire, son va-et-vient sans pensée, puis, sans que je l’aie décidé, un décrochage : le souffle n’était plus au centre, je le percevais comme on perçoit un bruit lointain, à côté de soi, déjà en train de s’effacer. La pièce, elle, prenait le relais. Le noir n’était pas une absence ; il avait de l’épaisseur, une pression douce, une température uniforme, comme si l’air cessait d’être un milieu pour devenir une matière tranquille. Je n’étais pas entravé — rien ne serrait, rien n’écrasait — et pourtant j’étais tenu : contenu par cette densité sans forme qui remplissait les angles, les meubles, l’intervalle entre mon corps et le monde. Dans cet enveloppement, le moi se réduisait à presque rien, à une simple vie de cellule, et c’était précisément ce presque rien qui rendait possible une appartenance plus vaste, sans limite, sans visage, sans demande. J’ai très vite su que je n’avais aucun droit à l’étonnement : d’autres l’ont senti avant moi, d’autres l’ont écrit avec des mots plus sûrs. Eckhart, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, et tant d’anonymes, ont reconnu ce plein du vide et l’ont nommé grâce, non pour l’expliquer, mais pour ne pas le trahir. Aujourd’hui on dira : fatigue, repli, pulsion, mécanisme. Peut-être. Les étiquettes changent, l’expérience demeure ; elle traverse les siècles comme elle traverse une nuit. Et c’est là, peut-être, le point le plus dur à admettre : vouloir écrire cela revient à exposer ce qui, par nature, se retire ; il y a une impudeur à disposer sur la page une sensation qui ne se donne qu’à la condition de ne pas être regardée. Je l’écris pourtant, non pour prétendre à l’inédit, mais pour laisser une trace de ce passage, avant que le souffle reprenne ses droits et que la vieille mécanique du jour remette tout à sa place.